La Religion

tout retour en arrière. Et lorsqu’elle s’éveilla complètement, elle ne se rappela que peu de ces mondes, si ce n’est qu’ils ne contenaient ni horreur ni peur.
    Et c’était aussi bien ainsi, car l’aube apporta les deux, et en grand nombre.
    Les assauts nocturnes contre l’enceinte s’étaient achevés avant les premières lueurs du jour. Les pertes étaient lourdes. En s’éveillant, Carla constata qu’Amparo était partie, et elle s’aventura dehors avec son sac de bandages, d’aiguilles et de fil pour faire ce qu’elle pouvait. Des poutres brûlées se consumaient en projetant des étincelles. Des enfants la regardaient passer avec les expressions ébahies et vides que Mattias avait évoquées. Chevaliers et soldats – et veuves éplorées cherchant la source de leur douleur – titubaient face à la calamité, effarés comme les anges chassés du paradis vers les fumées de leur nouveau royaume infernal. Le soleil montait en rampant, comme s’il répugnait à illuminer une telle misère. Et des vautours, abandonnant leurs vols circulaires, plongeaient silencieusement pour se repaître des restes de charogne, imperturbables et vêtus de robes noires comme les arbitres bossus de quelque dispute sur l’essence du malheur.
    En passant, elle entendit Lazaro dire que, durant la nuit, frère Ludovico, de la langue italienne, et son écuyer Anacleto de Crato avaient été abattus pendant la bataille par une volée de mousquets. Tous deux étaient à l’hôpital italien, encore vivants apparemment, mais Lazaro ignorait leur état réel.
    L’intuition de Carla, bien au contraire, était sans le moindre doute. Pendant qu’elle voyageait vers des mondes distants sur une chimère de paix, Mattias était parti vaquer, directement, à ses affaires militaires. Mais elle n’eut pas la chance de réfléchir davantage à ces nouvelles, car dès que le soleil éclaira le mont San Salvatore, les Turcs attaquèrent à nouveau tout le long du front.
    Les canons de siège crachaient depuis les hauteurs. Les tambours roulaient, les fifres et les imams lançaient leurs cris perçants. Et avec des grincements et des grognements menaçants, sous les claquements des fouets s’abattant sur le chœur d’angoisse d’innombrables esclaves noirs qui tiraient les cordes, les musulmans apportaient avec eux, depuis la route de Marsaxlokk, une tour roulante de proportions gigantesques. Tandis que cet engin cyclopéen s’avançait à travers le Grand Terre-Plein, les esclaves posaient des planches graissées sous ses roues, traçant une route vers le bastion de Provence. Et à la traîne du monstre, serpentait une colonne d’arquebusiers.
    Carla regardait les progrès de la tour avec comme un vertige de folie. Si ses rêves perdus de la nuit lui avaient semblé fantastiques, l’effroyable spectacle déployé sur la poussière aride les faisait paraître banals. Elle observa les visages des défenseurs. L’approche du Léviathan semait le désespoir dans chaque poitrine chrétienne. Pourtant ils se levèrent des ruines, hommes et femmes ensemble, quand les trompettes sonnèrent l’alarme, et ils levèrent les bras et déroulèrent les couleurs du Baptiste, puis s’avancèrent une fois de plus jusqu’à la bordure verrouillée de sang pour défendre la Sainte Religion contre les impies.
    1  . En français dans le texte.

DIMANCHE 19 AOÛT 1565
    L’auberge d’Angleterre – Le bastion de Provence
    TANNHAUSER S’ÉVEILLA sous la pression de doigts qui serraient son épaule. Émergeant d’un monde libéré de la douleur et des limitations érotiques, et dans lequel il avait espéré disparaître un jour pour toujours, il ouvrit les yeux et vit Bors.
    « Non, grogna Tannhauser.
    – Si », répondit Bors.
    Bors lui présenta un bol d’où s’élevait le parfum du café. Lors des semaines précédentes, il avait brisé toutes les tasses d’Izmit de Tannhauser. Quelque part au loin, le bruit des coups de feu était général. Tannhauser se redressa sur un coude et prit l’épais bol pour boire. Malgré l’épaisseur, le goût lui procura quelque délectation, mais il ne lâcha pas.
    « Tu as été très chiche sur le sucre, dit-il.
    – Je ne sais pas comment tu peux boire cette saleté.
    – Ses propriétés sont médicinales et j’en ai grand besoin. »
    Bors disparut. Avec un peu de chance, il ne reviendrait pas de sitôt. Tannhauser regarda de côté et aperçut Amparo qui l’observait,