La Religion
répit, il était plus que désireux de lui faire une seconde petite visite. De derrière la porte beugla une grosse voix.
« Mattias ! Si tu ne veux pas la partager avec un Algérien, arrête tout de suite ! »
Tannhauser se décida à faire contre mauvaise fortune bon cœur.
Il sourit et Amparo sourit aussi. Carla lui avait dit qu’à sa connaissance Amparo ne souriait jamais à personne, et cela flatta grandement sa vanité. « Embrasse-moi », dit-il.
Ce qu’elle fit, sans se soucier des saletés coagulées sur son armure. Il serra ses fesses en guise d’au revoir et s’arracha à la chambre. Dans le couloir, Bors se décolla du mur où il était adossé et le suivit vers l’escalier.
« Tu crois que cela concerne Ludovico ? demanda Bors.
– Je croyais que les Algériens étaient déjà à la porte.
– Je suis sérieux.
– La Valette a envoyé un page ou un sergent ?
– Andreas. Son page.
– Alors tu tiens ta réponse. Si je me trompe, on s’en sortira au culot. Amparo pourra certifier de nos allées et venues et, de plus, qui pourrait croire un quelconque témoin dans les ravages d’hier soir ? Un tireur d’élite turc l’a abattu, et voilà tout.
– Ils sont encore en vie », dit Bors.
Tannhauser s’arrêta net dans l’escalier et se retourna vers Bors.
« Ludo, et son chien putride aussi, dit Bors. On les a ratés tous les deux.
– Comment ça ? Je les ai vus tomber.
– Tu as touché Ludo entre les deux épaules, mais il portait sa plaque dorsale de Negroli. Des côtes cassées et un bon mal de dos, c’est tout ce que tu lui as infligé. »
Tannhauser maudit l’armurier milanais. « Et Anacleto ?
– Il s’est retourné en voyant son maître tomber et il a pris ma balle dans le visage. On m’a dit qu’il avait perdu un œil – et sa grande beauté – mais, apparemment, il survivra.
– J’aurais dû le poignarder près du feu », dit Tannhauser d’un air mauvais. Il avait eu peur de jouer de la lame avec Carla si proche de lui. Il se souvint de l’aplomb avec lequel elle avait assisté au meurtre du prêtre en Sicile, et il maudit sa timidité. Mais c’était fait. « Ne te tracasse pas, dit-il, nos épées sont trop précieuses aux yeux de La Valette pour qu’il nous fasse pendre à cause d’une rumeur, si rumeur il y a.
– Je n’en ai pas entendu.
– Alors Ludo va devoir jouer en solitaire. Ou abandonner. Dans un cas comme dans l’autre, il a désormais plus de raisons de nous craindre que l’inverse. » Tannhauser reprit sa descente de l’escalier. « Allons voir pourquoi on nous a convoqués… »
ILS TROUVÈRENT LA VALETTE avec Oliver Starkey, à son poste de commandement sur la place : quelques fauteuils et une table, ses fameuses cartes et documents, le tout à l’ombre d’une voile latine rouge tendue sur des espars plantés dans le sol. De l’enceinte provenait le vacarme de la bataille, qui à force devenait aussi familier et à peine plus troublant que le ressac des vagues sur le rivage. Pour la première fois, le grand maître semblait rongé par les soucis. Sa peau était cireuse, ses cheveux comme trop fins, ses épaules voûtées, les veines et les tendons de ses mains proéminents et fragiles. Les blessures de sa jambe l’avaient laissé éclopé, et quand il se leva de son fauteuil pour les accueillir, il lui fallut presque se rasseoir immédiatement. Tannhauser exagéra sa propre claudication, à la fois pour atténuer le fait qu’il avait paressé au lit, et pour minimiser par avance l’extravagance des attentes de La Valette. Il s’inclina.
« Votre Excellence, dit-il.
– Capitaine, fit La Valette en inclinant brièvement la tête, la tour roulante que vous nous aviez promise est arrivée. »
Tannhauser maudit intérieurement le noble Abbas ; c’était sa machine infernale qui lui avait volé sa grasse matinée. Il se demanda ce que le génie de son ancien protecteur lui avait inspiré.
« Venez, dit La Valette. J’aimerais avoir vos conseils. »
ILS CHEMINÈRENT tous les quatre à travers les ruines vers le bastion de Provence. La muraille qui avait paru si impénétrable quelques semaines auparavant avait désormais plus de trous que le sourire d’un mendiant. Des quarante pieds d’origine, sa hauteur était passée à d’énormes tas de pierres à peine plus hauts qu’un homme. Des brèches bâillaient entre des pans de maçonnerie
Weitere Kostenlose Bücher