La Religion
furieuse qui secouait sa structure. Hurlements de rage et cris d’agonie étaient à peine discernables, et des membres tranchés et des corps ouverts dégringolaient en cascades écarlates, comme si cette tour était une attraction dans un carnaval sauvage et barbare. Quand le massacre fut achevé, les frères allemands s’installèrent, triomphants, sur le sommet pour agiter des borks ensanglantés au bout de leurs épées et brandir des têtes coupées et des poignées de viscères fumantes tout en tapant du pied sur les planches glissantes avec une jubilation de déments, tandis que la cataracte de sang dégoulinait de tous les étages comme d’un temple du lointain Mexique après des rites atroces. Ils hurlaient des malédictions et des jurons aux légions de l’islam rassemblées sur les collines en face, puis ils levèrent leurs visages vers les cieux et remercièrent Jésus-Christ de les avoir laissés vivre un tel instant de ravissement intégral.
Alors qu’on entamait les préparatifs pour réduire la tour en cendres, Tannhauser suggéra qu’on s’empare plutôt de l’engin, et qu’on l’installe contre l’enceinte pour l’utiliser à l’avantage de leurs propres tireurs. Son motif personnel était d’avoir ainsi une meilleure vue sur les lignes turques qui zigzaguaient sur le mont San Salvatore, mais La Valette savoura ce plan et l’adopta. La tour fut vidée de ses cadavres, on la fit pivoter, on la repositionna et deux canons furent installés sur le tiers inférieur, tandis que des arquebuceros étaient déployés pour occuper le reste. Tannhauser était parmi eux.
La perspective du sommet déployait un paysage d’enfer écrasé de soleil, noirci de cadavres et de mouches. À l’est, les tranchées turques étaient nombreuses et entrelacées. Il ne parvenait pas à imaginer comment Gullu Cakie avait réussi à le guider à travers elles. Et les Turcs étaient encore très nombreux. Toute fuite vers son bateau devrait attendre des massacres supplémentaires. Mais à cette heure, La Valette ne pouvait plus rassembler que quinze cents hommes capables de marcher. Au plus. Tannhauser s’installa dans les déchets puants et visqueux derrière la porte supérieure, assourdi et écrasé par la brutalité de la chaleur, jusqu’à ce que ses réserves de poudre et de balles soient épuisées et que son bras soit bleu jusqu’au coude, après quoi il quitta la tour de sang.
Tout cela, il était heureux de l’oublier, allongé dans son bain. Il se félicitait de cette institution. À l’époque, il n’avait pas idée de combien vitale elle serait pour la sauvegarde de sa santé mentale. Peut-être allait-il rester dans son tonneau toute la nuit pour regarder les étoiles ? Peut-être allait-il s’endormir et se noyer, et on le retrouverait au matin avec un sourire de contentement aux lèvres ? Puis il se souvint que Nicodemus avait déniché des côtelettes de mouton pour le dîner, et il écarta toute idée de mourir. Il se tourna, soudain conscient d’une présence humaine. Le visage d’Amparo se penchait sur le bord cerclé de fer. Ses yeux étaient gonflés de larmes versées et le fixaient avec reproche. Il comprit immédiatement qu’on allait lui voler le peu de tranquillité qu’il avait glané de cette soirée abasourdie par la guerre. Il réussit à arborer une grimace de bienvenue.
« Amparo, dit-il, pourquoi si triste ? »
Elle leva la tête vers le ciel, exacte image du chagrin. Avec un effort qu’il trouva héroïque, il tendit la main pour lui caresser les cheveux. Elle écarta la tête. Il n’avait jamais vu cet aspect d’elle, mais cela n’avait été qu’une question de temps, puisqu’elle était femme.
« Tu as quelque chose à me dire », dit-il.
Elle ne le regardait pas. « Tu es amoureux de Carla, c’est vrai ? »
Tannhauser soupira nerveusement. Comme pour presque toutes ses tribulations, il ne pouvait blâmer que lui-même. Il était sidéré que, au beau milieu de tels tourbillons catastrophiques, des sujets si insignifiants puissent peser si lourd. « Nous parlerons de ça une autre fois, dit-il.
– Alors c’est vrai.
– Amparo, cela fait trois jours que je me vautre dans la fange du massacre. On devrait pouvoir pardonner à un homme de penser que le monde a failli arriver à sa fin. Aie pitié, donc, de ce pauvre soldat et laisse-le profiter de cet instant de paix. »
Elle le regarda et ses yeux
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