La Religion
yeux, porteurs d’esprits malins, étaient capables de frapper au travers de ceux qu’ils croisaient et de pénétrer jusqu’au cœur, et là elles grandissaient et se condensaient dans le sang pour infecter les organes internes. Aristote lui-même avait affirmé qu’un miroir redoute les yeux d’une femme impure, car son brillant s’embrume et devient flou face à son regard.
Il dit : « Est-ce Dieu qui parle d’une si curieuse manière ? Ou le diable ?
– Je ne sais rien du diable, dit-elle, et s’il existe, en quoi pourrais-je l’aider ? Moi, entre tous ceux qui sont ici ? »
Une réponse bien fourbe, encore une fois masquée d’innocence. Il envisagea de poursuivre sur ce sujet ; mais elle avait bien assez affirmé une personnalité nécromancienne pour être condamnée si le besoin s’en faisait sentir, et les témoins de ses talents étaient fort nombreux. Il ne mettait pas en doute l’actualité de la sorcellerie. Qui le faisait ? Elle était diagnostiquée de toute part : verrues et poils sur le menton d’une vieille, ou une vache dont le lait avait tourné, étaient suffisants pour la paysannerie ; les épouvantables récits de vols aériens et de rituels où l’on dévorait des enfants n’étaient que des fantaisies ineptes ; et l’Inquisition était très sceptique quant aux forces surnaturelles, comme il l’était lui-même. Pourtant le commerce avec Satan avait bien lieu. Sur ce point, l’Église était univoque. Amparo reprit sa brosse et continua à soigner le cheval.
« Je voudrais que tu me rendes un service », dit-il.
Elle se retourna vers lui, son faux masque d’innocence remplacé par une lassitude agacée. Il se rendit compte qu’elle n’avait jamais regardé une seule fois son visage, et encore moins ses yeux, comme si elle savait que, en le faisant, il verrait sa véritable nature. Il était de plus en plus convaincu que son âme était polluée et son caractère pernicieux. Comme il avait été facilement détourné des faits réels. Combien insidieuse était la fascination engendrée par le charme érotique d’une femme. Carla était-elle vraiment différente ? Elle était peut-être pire. Le temps le lui dirait. Il aurait pu enfoncer l’autre moitié du visage d’Amparo, la traîner vers les balles de foin dans la réserve, arracher sa robe usée et se profaner sur sa chair. Ce n’aurait été guère plus que son simple droit, gagné et sanctifié par le sang qu’il avait versé dans la bataille. Mais il ne le fit pas. Il se contint.
« Viens avec moi », dit-il.
Il la fixa jusqu’à ce qu’elle comprenne que le refus n’était pas un choix possible. Elle le suivit dehors, là où le château Saint-Ange les surplombait. Anacleto se leva d’un banc. Tout son corps était rigide des efforts qu’il faisait pour lutter contre l’agonie qui le torturait. L’os de sa pommette droite avait disparu ; Ludovico l’avait maintenu pendant que les chirurgiens en extrayaient les fragments, en même temps que son œil. Il avait pleuré la valeur de son ami, car Anacleto avait mordu le bâillon entre ses mâchoires sans émettre le moindre son. Ce qui restait de peau avait été suturé comme le cordon d’une bourse et du pus jaune suintait de cette masse fripée. Son orbite droite n’était plus qu’un trou noir humide, enduit d’un cataplasme extrait d’une mousse tirée de la surface d’un crâne humain.
« Voici Anacleto, dit Ludovico. Il est mon ami. Regarde bien ses difformités. »
Amparo ne voulait pas le regarder. Ludovico lui saisit les cheveux et la contraignit à relever la tête. Elle suffoqua en voyant les blessures d’Anacleto et ferma les yeux. Anacleto broncha.
« Regarde bien ses difformités, répéta Ludovico, car il les doit à ton capitaine. »
Amparo se tortilla et il la lâcha.
« Anacleto a besoin d’opium pour soulager ses blessures et aider à apaiser son angoisse. » Ludovico en avait acheté un doigt au brigand maltais, Gullu Cakie, pour un prix exorbitant. L’heure était venue où l’or n’avait que peu de valeur, car personne ne s’attendait à pouvoir jamais le dépenser. Sous la menace, Cakie lui avait expliqué où il pourrait en trouver davantage. « Tannhauser possède ce médicament, qui est extrêmement rare, dit Ludovico. Tu m’en apporteras ce soir, à l’auberge d’Italie.
– Vous voudriez que je le vole ? demanda-t-elle.
– La façon de l’obtenir te
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