La Religion
ses amis, et qui se souciaient d’elle pour aucune raison qu’elle pouvait imaginer. Elle pensait à Carla et à la dernière, épouvantable, image révélée par son instrument divinatoire : la femme pendue, portant la robe de soie rouge. Et elle repensait à Tannhauser, qui l’avait fait se sentir si belle alors que personne ne l’avait jamais fait. Elle démêlait ses cheveux avec le peigne d’ivoire. Elle regardait les jeux de lumière sur ses arabesques d’argent. Elle revivait les heures passées ensemble. Elle appelait à elle la sensation de sa peau et le bleu de ses yeux et le son de sa voix. Elle souriait au souvenir de ses âneries. Elle pensait à la fable qu’il lui avait racontée, celle du rossignol et de la rose.
Elle pleurait.
Elle pénétrait dans l’obscurité mortuaire avant l’aube quand la porte de sa prison s’ouvrit. Une lampe illuminait le visage d’Anacleto. Une nausée retourna son estomac. Elle se prépara. Elle se tourna afin de lui faire face, pour qu’il ne lui torde pas les bras. Anacleto leva une main. Il tenait une longueur de tissu sombre. Qui brilla comme quelque chose de vivant quand la lampe l’éclaira. Qui possédait une immanquable splendeur. Et qui était rouge. C’était la robe de Carla.
La magnifique robe rouge de Carla.
La bouche d’Amparo se dessécha d’un seul coup, et pour la première fois elle sentit la terreur.
Anacleto la jeta vers elle.
La robe atterrit sur ses cuisses et ondula sur sa peau. Elle savait que cette robe signifiait sa fin, pourtant son contact était merveilleux. Elle regarda Anacleto. La corde qu’elle s’attendait à trouver dans sa main n’y était pas, mais dans son visage s’agitait une fureur noire et puérile qu’elle n’avait jamais vue. Une fureur distillée par quelqu’un d’autre mais dirigée vers elle. Anacleto pointa l’index vers la robe sur ses genoux.
Amparo fit non de la tête, avec véhémence.
« Mets-la », dit-il.
Amparo serra le poing sur son peigne d’ivoire. Ses dents s’enfoncèrent dans sa paume.
« Non, dit Amparo, jamais. »
SAMEDI 8 SEPTEMBRE 1565
La Gouve
SILENCE. NOIRCEUR. PIERRE.
Un temps sans jours. Un temps sans nuits.
Sans soleil. Sans étoiles. Sans vent.
Une pureté d’absence totale, conçue pour accabler de désespoir le déshonoré.
Les misérables honteux qui avaient enduré la géométrie implacable de la Gouve s’étaient desséchés par manque d’espoir. Comme les queues nouées des rois des rats, tout le contenu de leurs cerveaux s’était embrouillé et resserré. Comme des naufragés réduits à manger de la chair humaine, leurs pensées, leurs cauchemars et leurs peurs avaient consumé leurs esprits.
Mais pas le cerveau ni les pensées de Mattias Tannhauser.
Des nombreux occupants de la Gouve, Tannhauser était bien le premier à apprécier cet obscur séjour.
Envahi par un élixir enivrant fait d’épuisement, de solitude, d’opium et de paix, il errait à travers de vastes rêves, où des visages souriaient, où des torrents de vin coulaient entre les pierres, où toutes les femmes étaient avenantes et tous les hommes doux, et où nombre d’étranges animaux rôdaient sans faire de mal à personne. Être ainsi soulagé de la bataille, de la clameur de la guerre, du fardeau anxieux des compagnons, du besoin de réfléchir, de déterminer et d’agir au cœur même des turbulences du chaos, était un tonique aussi fort que la drogue elle-même. Il pissait souvent, et en petites quantités, distribuant son urine autour de la surface du cône inversé pour qu’elle sèche plutôt que de créer des mares à ses pieds. Il balançait ses rares étrons dans le vide au-delà du bord. Il arc-boutait ses mains et ses pieds contre la courbe intérieure, pendant des heures, pour renforcer ses muscles et ses tendons. Il s’attardait sur les mystères de la quintessence, car du néant absolu avaient jailli toutes les choses, et ainsi cela pouvait se reproduire, et il se souvenait des actions et des enseignements de Jésus-Christ, dont la philosophie était assez proche de cela, finalement, et il les trouvait nobles. Et ici, dans la Gouve, où le lien entre l’infini extérieur et l’infini à l’intérieur de son crâne semblait parfois se dissoudre, il cherchait la grâce de Dieu. Il la percevait, toute proche, comme les créatures de la forêt ressentent l’approche du printemps, mais il ne parvenait pas à l’atteindre, et
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