La Religion
il en concluait qu’il devait encore payer le privilège du diable sur son âme. Il ne s’attardait pas sur le sort de ceux qu’il aimait, car c’était parfaitement inutile. Il ne se penchait pas non plus sur les complots de l’inquisiteur, car il n’avait pas le pouvoir de les affecter. Il fit ainsi de la Gouve sa propre place forte, et il utilisa sa solitude pour fortifier son corps et son esprit. Il dormait durant de longs moments, roulé en boule dans le cerceau du fond de la Gouve, et il se forçait à replonger dans l’oubli quand la conscience pointait. La pierre était froide sur sa peau, et, après des mois de chaleur mutilante, cela aussi était plutôt bienvenu. Il se réveillait avec des crampes et la peau du dos à vif, mais cet inconfort n’était rien comparé à celui des premières lignes. Pendant qu’il dormait, il fut réveillé deux fois par un inconnu silencieux, quand une lumière, qui ne pouvait être que ténue mais aveuglait ses sens, apparut au-dessus du rebord de la Gouve, et on lui jeta une miche de pain emballée dans un tissu et du poisson séché. Ludovico ne voulait pas l’affamer, mais seulement le briser par l’isolement et l’incertitude. L’inquisiteur allait être déçu, mais Tannhauser se jura de ne pas le lui faire savoir.
Quand le moine noir vint enfin lui parler, ce fut avec ce sens particulier du théâtre qui appartenait vraiment à l’Inquisition.
TANNHAUSER ENTENDIT qu’on déverrouillait la porte, puis qu’elle s’ouvrait. Les bruits de pas et les cliquetis d’armures qui suivirent étaient stridents dans le silence auquel il était aguerri. Un homme ou deux ? Deux, oui. La flamme d’une torche émergea de l’obscurité sans forme et effectua un demi-cercle au-dessus du bord de la Gouve. La torche s’éloigna et se mit à crachoter, suspendue en l’air, et Tannhauser se rendit compte qu’on avait enfoncé son manche dans un arceau du mur de la salle. Pendant que ses yeux s’adaptaient au choc de son incandescence, les pas faisaient des allers-retours. Une silhouette passa devant la torche. Une échelle fut descendue du côté de la Gouve le plus éloigné de la porte. Il perçut comme un éclair, un reflet sur l’acier d’un casque. Puis la silhouette ténébreuse fit le tour du puits, les pas s’éloignèrent, la porte s’ouvrit, se referma, et le silence s’abattit à nouveau dans la Gouve.
Tannhauser attendit, frappé par la certitude qu’il ne fallait pas montrer un désir trop ardent d’échapper à sa prison. L’ouïe affûtée par le silence, il parvenait à entendre le frémissement des flammes. Et il pouvait entendre le souffle d’un homme. Les respirations étaient lentes, calmes, comme l’étaient les siennes. Dans la lumière qui tombait d’au-dessus, il était conscient de sa nudité, des tatouages païens sur ses bras et ses cuisses, de l’éclat des lions d’or à son poignet. Mais il était maintenant habitué à l’étalage de sa nudité. Il monta à l’échelle, conscient d’un regard braqué sur son dos, et prit pied sur le rebord de la Gouve. Il se retourna.
Exactement de l’autre côté du diamètre du puits se tenait Ludovico. Même si les ténèbres derrière lui étaient impénétrables, Tannhauser sentait qu’il n’y avait personne d’autre dans la salle. Ludovico était resplendissant dans son armure noire de Negroli. Ses plaques lustrées de neuf brillaient, comme si les flammes ne provenaient pas de la torche, mais de l’acier laqué lui-même. Il était tête nue. Il semblait sans armes. La lumière de la torche murale plongeait une moitié de son visage dans l’obscurité. Ses yeux étaient du même noir impénétrable que le Styx. S’il était surpris de la vigueur de Tannhauser, il n’en montra pas le moindre signe. Ludovico le salua d’un mouvement de tête. Tannhauser s’assit, en tailleur, sur le bord de la Gouve et posa une paume sur chaque genou. Il inclina la tête en retour et les deux hommes s’étudièrent, chacun d’un côté du vide.
Quelques minutes passèrent. Peut-être très nombreuses. Après le silence intemporel de la Gouve, cela semblait assez naturel. Puis Tannhauser se rendit compte qu’une certaine forme de soumission était à l’ordre du jour.
Il dit : « Quel jour cela peut-il bien être ?
– La fête de la Nativité de la Vierge. Samedi, huit. »
Six jours… cela avait paru à la fois plus long et plus
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