La Religion
Durant son séjour auprès de Petrus Grubenius, dont chaque phrase errait en suivant des chemins rhétoriques détournés avant d’atteindre son but, il avait acquis un amour de l’extravagance que la langue romaine incitait chez certains tempéraments. Messine l’avait également doté d’un espagnol passable. Mais le français était une satanée langue, incrustée d’irrationalités de prononciation, et le peu de vocabulaire qu’il avait, il le tenait de la soldatesque.
Il leva la main pour l’arrêter.
« S’il vous plaît », dit-il. Les yeux furtifs de certains clients l’observaient, et le bruit des pets et des grognements rendait la conversation difficile. Il désigna les portes. « Allons parler dehors. »
Amparo fit oui de la tête et il étendit un bras protecteur. Elle l’ignora et le précéda jusqu’au bord du quai, où il la rejoignit, à l’ombre, près des chevaux. Il la retrouva regardant fixement Buraq, que Bors avait attaché à côté de sa jument. Il était clair qu’elle avait l’œil pour les bons chevaux.
« C’est Buraq », dit Tannhauser. Il avait battu en retraite vers l’italien et espérait qu’il serait compris s’il parlait assez lentement. « Il porte le nom du cheval ailé du prophète Mahomet. »
Elle se tourna et croisa directement son regard pour la première fois. Si elle n’était pas exactement jolie, elle avait un charme puissant. Son visage, déformé par une violente dépression sous l’œil gauche qu’il découvrait à cet instant, étincelait d’une extase qui le troubla. Elle possédait une sorte d’aura d’innocence élémentaire qui allait à l’encontre de la manière dont elle avait manœuvré la taverne. Elle ne disait rien.
Tannhauser essaya encore, de son français chétif : « S’il vous plaît, dites-moi comment je peux aider vous. »
Il écouta Amparo lui répondre comme si elle parlait à un enfant simple d’esprit, et même si cela lui permit d’avoir une vague idée de ce qu’elle disait, il ne parvenait pas à effacer le sentiment que c’était exactement comme cela qu’elle le voyait. Elle exprima pas mal de choses insensées sur un homme nu – il était possible qu’il se soit mépris sur ce détail – chevauchant apparemment un cheval, sur quoi elle gesticula en désignant Buraq, et à propos d’un chien avec un feu dans la bouche, et autres fragments de ce qui ressemblait à des lubies mystiques. Mais, au-delà de ces énigmes, il parvint à distinguer qu’elle voulait qu’il rejoigne sa maîtresse, une madame de La Penautier – une comtesse, pas moins –, à la villa Saliba dans les collines au-dessus de la ville.
« Tu veux que je rende visite à la comtesse de La Penautier, à la villa Saliba ? » dit-il pour tenter de confirmer au moins cela. La fille fit une petite révérence de la tête. Du peu qu’il en ait compris, elle n’avait jamais exprimé l’objet ou le but d’une telle rencontre. « Excuse-moi, dit-il, mais pourquoi ? »
Amparo eut l’air perplexe. « C’est son souhait. N’est-ce pas assez ? »
Tannhauser cligna des yeux. Son expérience des comtesses françaises, ou plus exactement de leurs servantes, si Amparo en était bien une, était totalement inexistante. Peut-être sommaient-elles toujours un gentilhomme de cette manière, et peut-être que leurs dames de compagnie étaient aussi étranges que cette espèce d’elfe. Mais probablement pas. Néanmoins c’était une innovation, et il était flatté. Et après tout, où était le mal ? Tannhauser prit un moment pour composer la réponse.
« Tu peux dire à la comtesse que ce sera un plaisir pour moi de visiter la villa Saliba demain, à l’heure qui lui conviendra. » Il sourit, content de sa maîtrise croissante de cette langue détestable.
« Non, fit la fille. Aujourd’hui. Maintenant. »
Tannhauser croisa le regard de cette ombre élancée dans la fournaise éblouissante d’un après-midi d’été sicilien. La perspective de son bain parfumé venait de battre en retraite. « Maintenant ? dit-il.
– Je vais te conduire à elle immédiatement », dit Amparo.
L’expression de la fille prit soudainement un aspect dangereux, comme si, au moindre refus, elle allait se remettre à tournoyer en hurlant. En raison de ce qu’il considérait maintenant comme les sombres années de son célibat – car telle était la règle au sein des janissaires –, Tannhauser n’en était
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