La Religion
au-delà de ça, sa compréhension de la géographie était faible. Pour Amparo, Marseille, Naples et la Sicile n’étaient rien d’autre que des pierres où poser le pied, jetées sur les eaux de l’inconnu. Pour deux femmes voyageant seules, un tel voyage était téméraire à l’extrême, notamment parce qu’elles avaient dédaigné une escorte armée. Pourtant Amparo se déclarait très contente de suivre sa maîtresse « jusqu’au bord du monde ». Une telle loyauté était assez peu caractéristique du travail rémunéré – ou des relations entre femmes, en général, selon l’expérience de Tannhauser. Et quand ils atteignirent les bougainvillées qui annonçaient la fin de leur cavalcade, Tannhauser était plus intrigué que jamais.
La villa Saliba était un tas de marbre à la mode – ostentatoire – moderne. Tannhauser se dit qu’une telle résidence lui conviendrait parfaitement. La villa elle-même, pourtant, n’était pas leur destination. Ils laissèrent leurs chevaux aux écuries pour qu’ils boivent, puis Amparo le guida dans un fabuleux jardin voué aux roses blanches et rouges. Il était ombré de palmiers et de myrtes et son emplacement et son arrangement étaient superbement conçus. Tannhauser nota avec satisfaction qu’il n’y avait aucun des perpétuels magnolias qui auraient pu éteindre leurs senteurs délicates. Au-delà du jardin se dressait une maison plus petite mais tout aussi splendide, faite de pierre blanche neuve et fraîche.
Amparo s’arrêta devant les lits de roses et s’accroupit devant une fleur particulièrement blanche, comme pour se rassurer sur sa santé. Tannhauser la regarda un moment tandis qu’elle murmurait à la fleur dans une langue qui n’était ni du français ni du castillan. C’était vraiment une créature singulière. Comme si elle avait lu ses pensées, elle se détourna de la fleur et leva les yeux vers lui défiant apparemment son dédain.
« En Arabie, dit-il, on raconte qu’il était un temps jadis où toutes les roses étaient blanches. »
Animée d’une curiosité passionnée, Amparo se redressa. Ses yeux embrassèrent toutes les roses rouges serrées en épais massifs, puis elle se tourna à nouveau vers lui.
« Une nuit, sous une lune décroissante, poursuivit Tannhauser, un rossignol se posa près d’une telle rose, une grande rose blanche, et quand il la vit, il tomba immédiatement amoureux. À cette époque, on n’avait jamais entendu un rossignol chanter.
– Les rossignols ne pouvaient pas chanter ? » demanda Amparo, avide de confirmer ce détail.
Tannhauser hocha la tête. « Ils passaient leurs vies en silence, du début à la fin, mais l’amour de ce rossignol était si fort – pour cette exquise rose blanche – qu’un chant d’une merveilleuse beauté jaillit de son gosier et il l’entoura de ses ailes en une embrassade passionnée et… »
Il s’arrêta car la fille semblait en transe, et il y avait une expression d’extase si poignante sur son visage qu’il avait soudain peur de lui raconter l’apogée du conte.
« S’il te plaît, le pressa-t-elle, continue.
– Le rossignol serra la rose contre son poitrail, mais avec une passion si sauvage que les épines percèrent son cœur, et il mourut, ses ailes drapées autour d’elle. »
Les mains de la fille volèrent jusqu’à sa bouche et elle fit un pas en arrière, comme si son propre cœur avait été percé. Tannhauser désigna les roses rouges.
« Le sang du rossignol avait taché les pétales de la rose blanche. Et c’est pour cela que, depuis, certaines roses fleurissent rouges. »
Amparo réfléchit quelques instants. Avec une sincérité grave, elle demanda : « C’est vrai ?
– C’est un conte, dit Tannhauser. Les Arabes ont d’autres contes sur les roses, car ils les considèrent avec des égards particuliers. Mais la vérité d’un conte est dans le talent de celui qui l’entend. »
Amparo regarda les roses rouges autour d’elle.
« Je pense que c’est vrai, dit-elle, même si c’est très triste.
– Le rossignol était sûrement heureux, dit Tannhauser qui ne souhaitait pas la déprimer. Il a obtenu le pouvoir de chanter pour tous ses frères et sœurs et maintenant ils chantent pour nous.
– Et le rossignol a connu l’amour », dit Amparo.
Tannhauser acquiesça, cette remarque capitale lui ayant échappé jusqu’ici.
« C’est une bien meilleure affaire que celle que
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