La Religion
aucune matière à regret, ni encore moins à reddition. Et son père lui enseigna ceci : en dépit de la tristesse, en dépit d’une perte incommensurable, la vie fait toujours signe, comme une billette de fer brut attendant transformation dans la forge. Depuis que Tannhauser avait jadis réveillé un feu dans ce pâle temple de pierre, où son père amenait à la vie des choses qui n’avaient pas existé auparavant, des empereurs et des papes étaient tombés, des lignes sur les cartes avaient changé. Des drapeaux avaient été brandis, des armées avaient marché, des multitudes avaient tué et péri pour leurs tribus ou leurs dieux. Mais la terre tournait toujours, car les sphères dansaient sur une musique qui leur appartenait, et le cosmos était indifférent à la vanité ou au génie des hommes. L’éternel de l’esprit humain, si une telle chose existait, résidait là, dans ce vieil homme avec son marteau et son foyer, une femme et de beaux enfants qu’il aimait.
Tannhauser se rendit compte, enfin, que c’était dans le gouffre entre désolation et amour, entre chagrin et foi, que le Christ et la grâce de Dieu pouvaient être trouvés.
Lorsque l’été venant embrassa les Alpes, faisant tout fondre sauf les neiges éternelles, Tannhauser empaqueta ses affaires, sella Buraq, et dit au revoir. Et même si beaucoup de larmes furent versées, ce départ ne déchira pas son cœur comme d’autres l’avaient fait car ce n’était qu’une séparation de chair et non d’esprit. Il entreprit la traversée d’un continent, passant par les domaines de maints différents rois, et, dans les derniers jours diminuants de l’été, Tannhauser pénétra une fois de plus sur les terres des Francs.
ET AINSI, PAR UN BEAU jour d’automne, le chevalier Mattias Tannhauser, chevauchant depuis la cité de Bordeaux, descendait la route qui traversait l’Aquitaine jusqu’à Perpignan. Cheval et cavalier avaient couvert bien plus de mille milles dans l’année qui venait de s’écouler. Il avait fallu ce laps de temps, cette distance, pour soigner les blessures de son esprit. Buraq était en pleine forme, dévorant les lieues ensoleillées avec une joie toute chevaline. Tannhauser avait beaucoup apprécié la cité de Bordeaux. C’était un port splendide, un point de départ sans égal, et une ville vouée au commerce plus qu’à la guerre. Il allait devoir perfectionner son français, corvée qu’il ne goûtait guère, mais cela pouvait se faire. En tant que chevalier de Malte, de surcroît vétéran du plus grand siège de l’histoire, toutes les portes lui étaient ouvertes, comme elles l’avaient été partout ailleurs. Plus encore, il avait vu l’océan Atlantique, immensité grise et turbulente qui avait transporté son imagination, et l’avait poussé à se demander de quoi ses si lointains rivages étaient faits.
Il aperçut à l’horizon le clocher de l’église normande qui marquait la route qu’il cherchait. À la fourche, il prit au sud. Une demi-lieue plus tard, il vit un petit manoir posé sur une colline. Et il fut soudain conscient des battements de son cœur, car sur son toit se dressait une unique tourelle tuilée de rouge.
Dans une cour pavée près d’une grange, il tomba sur deux jeunes gens qui se bagarraient dans le crottin de cheval et la paille. Ils ne se bagarraient pas exactement. En fait, l’un des deux garçons était roulé en boule pendant que l’autre le rouait de coups de pied dans le dos et à la tête, sans avoir apparemment aucune envie de céder à la pitié. Comme celui qui était prostré au sol en hurlant qu’on l’épargne était visiblement le plus âgé et le plus costaud des deux, Tannhauser se sentit rayonner de fierté.
« Orlandu, lança-t-il, laisse ce balourd se relever pour qu’il s’en aille. »
Orlandu se retourna en pleine action, et vit le cheval doré. Il écarquilla les yeux, comme face à une apparition, et regarda le cavalier. Il ravala le choc et dit : « Tannhauser ? »
Par Dieu, le garçon avait l’air vraiment bien. Et quel bienfait c’était de le voir. Tannhauser masqua son envie de sourire, ce qui requit un effort considérable, pour arborer une expression sévère. « J’espérais te trouver en train d’étudier le latin, ou la géométrie, ou tout autre chose d’un niveau plus haut, dit-il, et au lieu de cela je te trouve en train de te bagarrer dans le fumier comme n’importe quel
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