La Religion
coffres ne contenant guère plus que des promesses, tentaient de gouverner la politique des nations et de garantir la destinée morale de l’humanité. Des hommes possédés par le désir le plus puissant de tous : la compulsion de modeler l’argile de l’histoire pendant qu’elle tournait sur la roue devant eux. Ludovico et le cardinal Ghisleri étaient de ces hommes. Et leur armée était le Saint-Office de l’Inquisition romaine.
Les deux voyageurs descendirent enfin de leurs montures dans le monastère dominicain fortifié de Santa Sabina. Ludovico envoya Anacleto prendre son souper avec les moines. Officiellement, Ludovico servait le pape Pie IV, Giovanni Médicis. En vérité, il servait l’ennemi juré de Médicis – et, avec un peu de chance, le pape à venir –, Michele Ghisleri. Le cardinal Ghisleri accueillit Ludovico avec joie et ils se retirèrent dans ses appartements privés pour prendre un repas très simple.
LUDOVICO ÉCOUTAIT les dernières nouvelles tout en mangeant. Une vague de complots meurtriers au collège des cardinaux, entre le parti français et les Habsbourg, avait culminé en un combat au couteau dans le transept à moitié achevé de Sainte-Marie-des-Anges. La famine attendue pour l’hiver suivant – une certitude puisque des pluies torrentielles avaient provoqué une seconde année de mauvaises récoltes – avait déclenché une frénésie de spéculation sur le grain, grâce à laquelle le pape espérait d’ailleurs augmenter sa fortune. Quatre mille mendiants avaient été conduits hors de la cité à la pointe de l’épée, pour aller mourir de faim ailleurs. Les miasmes de leurs cadavres avaient provoqué une alerte à la peste, et les émeutes qui en avaient résulté n’avaient pu être maîtrisées qu’en incendiant une grande quantité de maisons de travailleurs, causant la perte de plusieurs douzaines de vies.
Dans la Ville éternelle, semblait-il, tout était un peu comme à l’habitude.
Et il en était ainsi, également, dans toute l’Europe. Les Habsbourg espagnols et les Valois français restaient à couteaux tirés pour diverses chamailleries, dont certains fragments d’Italie qu’ils se disputaient. Les membres des deux familles royales avaient utilisé l’Italie comme champ de bataille pendant un siècle, se la divisant entre eux dans un sens, puis dans l’autre, et accordant à ses natifs aussi peu de respect qu’ils n’en avaient envers les aborigènes du Mexique. Charles Quint avait même mis Rome à sac et emprisonné le pape. Son fils Philippe pillait désormais systématiquement les plus riches régions : Milan et le Nord, Naples et le Sud. Chaque patriote italien – Ludovico et Ghisleri étant de ceux-là – haïssait ces deux dynasties avec fougue. Une Italie indépendante des envahisseurs français et espagnols, tel était le rêve qu’ils caressaient depuis longtemps ; mais sa réalisation avait été contrecarrée, principalement par une succession de papes corrompus qui manquaient de sagacité, ou des qualités d’un chef, pour réunir les différents États italiens entre eux. Par cela et par un manque de ressources diplomatiques et militaires. Ces crises politiques, insolubles depuis si longtemps, étaient ce qui animait Ghisleri dans son désir de revendiquer le trône papal.
Ludovico finit son fromage et entama avec Ghisleri le sujet qui l’avait amené si loin : le sort de la Religion, sa place dans un plan plus vaste, et le rôle que Ludovico y pourrait jouer.
« Malte ? » dit Ghisleri.
Il était osseux, avait les cheveux blancs et, à soixante et un ans, son esprit était plus aiguisé que jamais. « La plupart de ces idiots sont incapables de la désigner sur une carte, et pourtant cet été toute la ville ne parle que de ça. Chaque maison royale d’Europe veut se draper de la cape d’une gloire d’emprunt. » Il ricana. « Même Élisabeth, l’hérésiarque anglaise, a eu le culot de faire dire des messes pour la délivrance des chevaliers. Quant à Médicis, on pourrait presque penser qu’il est debout sur les remparts, brandissant une épée, alors qu’il est sur son lit pendant que ses mignons attendent leur tour pour le sucer.
– Médicis est un maquereau, approuva Ludovico. S’il savait que je suis ici dans vos appartements, il me ferait assassiner. Mais j’apprécie sa confiance.
– Bien, dit Ghisleri en serrant l’avant-bras de Ludovico. Très bien. »
Giovanni
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