La Revanche de Blanche
Racine.
Après le départ de son frère, Blanche se sent délestée d’un grand poids. Guillaume a sans doute raison : mieux vaut rester la maîtresse cachée du roi. Se rabibocher avec Athénaïs, la sonder, l’amadouer. Mais qui a envoyé cette lettre anonyme ? Forcément quelqu’un de bien informé…
29
Le livret de Phèdre est arrivé par exprès ce matin. Éblouie par la beauté des vers, Blanche découvre le drame sanglant qui s’y joue. Crimes et cruauté, terreur, pitié, Racine va jusqu’au bout de la misère humaine. Rarement, le désordre des passions n’a été aussi exacerbé. Aricie, son personnage, l’inspire, la porte. Elle apprend son texte sur le bout des ongles – sa manière d’oublier ses angoisses.
Le 2 novembre, les Grands Comédiens sont au rendez-vous : la Champmeslé, La Fleur, Anne d’Ennebaut, Hauteroche, la Beauval et la Beauchâteau. Racine prend la parole :
— Mes amis, ma tragédie est un chef-d’œuvre, mais un chef-d’œuvre fragile. Je vous demande d’en garder le secret, de n’inviter personne aux répétitions, même pas vos amis. Au travail !
Sur scène, la Champmeslé déclame, vacillante : Je ne me soutiens plus, ma force m’abandonne … Blanche tressaille. Remonte en elle le chagrin qu’elle a éprouvé lorsque Charles l’a abandonnée pour Laure. Le même vertige du cœur et des sens, les mêmes brûlures délectables de la passion. Acte II, tournée vers la Beauval, dans le rôle d’Ismène, sa gorge vrille :
— Hippolyte demande à me voir en ces lieux ?
Hippolyte me cherche, et veut me dire adieu ?
Racine lui dit, à voix basse :
— Ma chère, vous ne pouvez porter la douleur de Phèdre. Hippolyte vous aime. Ismène va vous le révéler. Ressaisissez-vous et réjouissez-vous. À la fin de la scène, Hippolyte vous fera une déclaration d’amour superbe.
Blanche se dénoue. Racine lui fait reprendre ses répliques jusqu’à ce que la poésie jaillisse, comme la lumière du jour, des lambeaux de la nuit. Lorsque viennent les aveux de Phèdre, minutes d’intense bonheur, la Champmeslé se livre aveuglément à son rêve. Hippolyte rend sa belle-mère à sa solitude et à l’horreur d’elle-même. Blanche lutte pour ne pas fondre en larmes. À la fin de la répétition, elle propose à Marie de boire un verre au Chien assis, la félicite :
— Tu seras une Phèdre inoubliable.
— Merci, Blanche. Grâce à toi, Aricie a l’allure d’une princesse digne et gracieuse. Peut-être est-ce la Cour qui t’inspire ? Comment fais-tu pour y vivre la moitié du temps ? Je m’y ennuierais à mourir.
— J’observe ce petit monde avec amusement. Tu n’as pas besoin de ce cirque, tu sembles si heureuse.
— Ne crois pas cela. Mon mari me fait des scènes, Racine est exigeant, si torturé. Partir, rester : un éternel dilemme.
— N’y aurait-il pas un troisième homme ?
— Ne le dis à personne : je suis amoureuse d’un jeune homme de dix-neuf ans qui porte un nom ravissant : François-Joseph de Clermont-Tonnerre. J’ai vingt ans de plus que lui ; il est fou de moi.
— Les garçons préfèrent souvent les roses d’automne, la flatte Blanche.
— S’il l’apprenait, Racine serait très malheureux.
Mi-décembre 1677. Racine est satisfait : sa pièce progresse. Envoûtée par cette tragédie vouée à l’amour fou, Blanche y brûle ses peurs. Elle ne vit que pour et par Aricie. La princesse occupe ses jours et ses nuits. Suspicions, menaces, vengeance, les drames qu’elle vit se jouent au cœur de Phèdre. La veille de Noël, Racine arrive au théâtre, la mine rageuse :
— Je viens d’apprendre que Pradon a écrit et mis en scène en un mois et demi une Phèdre intitulée Hippolyte. Cette singerie sera jouée à partir du 3 janvier à l’hôtel de Guénégaud, deux jours après notre première. Qui m’a trahi ?
Figés, les acteurs se regardent, l’air méfiant.
— Parlez ! Bon sang, parlez ! Est-ce vous, Hauteroche ? Toi, Marie, qui me trompes dès que j’ai le dos tourné ? Vous, Blanche, qui jouez sur tous les tableaux ? Comment Colbert a-t-il pu laisser naître et prospérer ce scandale ? Je vais faire interdire cette méchante copie. J’empêcherai Armande Béjart de jouer et je vomirai dans tout Paris sur ce con de Pradon. Si, par malheur, je n’arrive pas à leur barrer la route, nous attendrons qu’ils se cassent la gueule. Ma Phèdre est à mille
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