La Revanche de Blanche
coudées au-dessus de cette guimauve.
— Cesse de nous accuser ! proteste la Champmeslé. Aucun d’entre nous ne t’a trahi. Hors de question qu’on repousse les représentations. J’ai besoin d’argent, moi !
Cape au vent, Racine quitte la salle.
Il a beau lutter, tenter de bloquer la pièce concurrente, dissuader les acteurs rivaux, soutenu par les habitués du salon de Mme des Houlières, Pradon persiste et signe. Le duc de Nevers va jusqu’à intervenir auprès du roi ; son épouse, Gabrielle de Thianges, réussit à convaincre sa sœur, Athénaïs, de maintenir le spectacle. Hors de lui, Racine établit une liste noire des spectateurs.
Le 1 er janvier 1678, le soir de la première, le public est filtré par cinq surveillants postés à l’entrée. Vêtue d’une longue robe bleutée à la mode grecque, une couronne de lierre sur ses cheveux lâchés, le visage cérusé, des sandales aux pieds, Blanche tente de s’extraire de la tension que l’auteur fait régner. Lorsqu’elle apparaît, un frisson monte le long de son épine dorsale. Le plaisir l’envahit. Elle jouit jusqu’au tréfonds d’être une autre. Les vers coulent : elle les déguste, les donne, jusqu’à ce qu’ils touchent l’âme des spectateurs.
Les acteurs sont ovationnés. Du balcon, de riches bourgeois se lèvent, lancent des bravos à n’en plus finir. Personne n’a remarqué qu’habillée en servante, dissimulant son visage sous une vaste coiffe de taffetas, Mme des Houlières est venue en espionne avec son amie Charlotte de Bouillon.
Le lendemain, Racine brandit un sonnet non signé ridiculisant sa Phèdre :
— La des Houlières et la Bouillon ont fait circuler dans tout Paris ce torchon. Dès demain, Boileau et moi, nous allons riposter. Pradon et sa clique, au pilori !
Le 12 janvier, Racine s’étonne que son théâtre soit réservé pour six soirs de suite. Étrangement, aucun spectateur ne se présente. Pas un chat, pas un rat, ni au parterre ni dans les loges. Racine arpente la scène, écume :
— C’est un coup de ces salopes !
À l’idée de jouer devant une salle vide, Blanche s’amuse :
— On va pouvoir se dépasser.
Hauteroche la jauge d’une moue dédaigneuse :
— On voit que ce n’est pas votre métier, mademoiselle.
— Ce soir, personne ne va nous siffler. C’est rare, le mouche-t-elle.
Six jours plus tard, la salle est à nouveau pleine à craquer. La Champmeslé triomphe. Au fur et à mesure des représentations, le public se fait plus rare. La pièce de Pradon fait de l’ombre à Phèdre. Avant d’entrer en scène, Blanche s’approche de Racine :
— Monsieur Racine, ne vous affligez pas, Phèdre rebondira.
Prostré sur une chaise, la tête entre les mains, ses yeux bleus tristes à mourir, Racine se lamente :
— Même madame de Montespan m’a lâché.
— Si vous le permettez, je peux m’entretenir avec elle.
— N’en faites rien, je suis écœuré.
Le printemps prend son temps. Dans la journée, Blanche se promène avec Marquise. Elle appréhende les représentations du soir, le parterre parsemé de bavards insensibles à la poésie, les applaudissements mous. Le 2 avril, accablé par le scandale de la querelle des deux Phèdre , Racine, vingt-sept ans, réunit ses comédiens :
— Mes amis, mes adversaires ont gagné, j’arrête la scène.
Il embrasse chacun, s’arrête devant la Champmeslé :
— Toi aussi, tu m’abandonnes pour un godelureau.
Marie baisse les yeux. Elle ne le détrompe pas. Le poète prend Blanche dans ses bras :
— Cher Racine, vous m’avez fait confiance, je vous en serai éternellement reconnaissante. Votre œuvre nous survivra, s’émeut-elle.
— Vous êtes bonne. J’aurais aimé avoir un enfant de vous. Adieu, Blanche. Je vous ai aimée avec tendresse, pleure Racine.
Le ciel est bas et lourd. Le rideau de l’hôtel de Bourgogne ne s’ouvrira plus. Jamais plus, Blanche ne ressentira ce frisson qui lui montait au cœur. Un autre rôle l’attend, bien plus dangereux.
30
Discrète mais déterminée, Blanche arrive à Versailles après les Pâques. L’échec de Phèdre, la tristesse de Racine l’ont assombrie. Afin de rassurer Athénaïs, elle a choisi une simple robe de coton gris fermée jusqu’au cou. Le parc renaît. Les jets d’eau ronronnent. Dans le salon de la Palatine, elle se faufile entre les duchesses qui pavoisent. Enceinte jusqu’au cou, Athénaïs
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