La Revanche de Blanche
fermée à double tour afin que ses favoris puissent vaquer à leur guise.
En cette heure matinale, la rue des Tournelles grouille de marchands des quatre-saisons, mendiants et chats errants. Blanche espère trouver place de Grève un coche pour Dieppe et embarquer vers la Nouvelle-France. Elle tourne en rond, débouche rue de la Vieille-Lanterne. Devant une boucherie, elle trébuche sur un mouton égorgé. S’étale, le nez dans une flaque d’eau. Un moustachu débite de la viande sur un billot. Il s’essuie les paluches, la relève, trempe un chiffon dans un seau d’eau :
— Viens que je te débarbouille, petiote. Je te donnerai même un bout de gras pour te remonter.
Le gaillard frotte ses joues tachées de boue, lui tend un peu de lard. Blanche tient à peine debout.
— T’as pas l’air bien en point. Tu ne vas pas tourner de l’œil, dis ?
Un grand blond, la trentaine, pourpoint bleu, chapeau à plumes, traverse la rue en quelques bonds de cabri.
— Tu tombes à pic, Marc, se réjouit le boucher.
— Laisse-moi faire : un verre de vin et elle retrouvera ses couleurs, lance le voisin qui porte Blanche vers une salle basse où gisent les cadavres de la veille sur une épaisse table de bois.
Avec sa bande de poètes, rimailleurs et autres pochtrons, ils ont bu, chanté, blagué. Marc installe Blanche sur sa paillasse, remplit un verre de vin de Bourgogne, la fait boire. Elle rosit, ouvre les yeux, en redemande.
— Tu es des nôtres, la donzelle. T’es encore qu’une gamine, mais t’es bien mignonne. Je me présente : Marc Dupin, poète, pour te servir.
— Mon père aussi est poète, se vante Blanche.
— Il y en a beaucoup qui courent les rues. Comment s’appelle ton père ?
— Ronan Le Guillou. Je veux le rejoindre en Nouvelle-France, aidez-moi.
— Ronan ? Mon ami, mon vieux frère ! Sais-tu qu’il a vécu ici ? C’est le Bon Dieu qui t’envoie, pardi !
— Papa ? C’était sa maison ?
— Un refuge de brigands, rit Marc. Tu es donc la fille d’Émilie ? Rien d’étonnant : tu es son portrait craché.
Blanche éclate en sanglots. Marc entoure ses épaules, attend qu’elle s’apaise.
— Maman est morte.
Après un silence, Marc se signe :
— Prions pour elle. Elle était si bonne. Elle venait souvent ici, toujours un panier de victuailles au bras, toujours un mot gentil. Ils restaient des heures là-haut. Ah ! Ils étaient si heureux dans leur coin de ciel bleu. Quand ta mère a été grosse de toi, Ronan était fou de joie. Il voulait t’élever. Elle n’a pas voulu se séparer de La Motte. Je n’ai jamais vu un homme aussi affligé, aussi meurtri. Pardon, ma fille, je ne veux pas te faire de peine. Parle-moi un peu de toi…
Blanche reprend des couleurs. Lui raconte son enfance chez sa nourrice en Bourgogne dans une ferme crasseuse avec dix marmots.
— Irma nous battait, c’était une brave femme, pas méchante. Le jour où maman est venue me chercher, j’avais quatre ans. Avant de mourir, elle m’a écrit une longue lettre. Un jour, je me vengerai de ce qu’elle a subi ; je le jure devant Dieu. Maintenant, je veux partir, je vous en prie, je veux voir mon père.
— Nous en parlerons tout à l’heure. Cela me semble imprudent. Où habites-tu ?
— Je ne vous le dirai pas.
— Suis-moi. Je vais te montrer l’antre de ton père.
Blanche grimpe au premier. Dans une pièce mansardée aux meubles couverts de poussière, elle se fraye un passage parmi les livres et les feuilles qui jonchent le sol. Une odeur de renfermé la prend à la gorge. Elle se met à tousser.
— Allez, ne restons pas là, nous avons à causer, propose Marc.
Une heure plus tard, il a réussi à convaincre Blanche de rentrer chez elle. Elle pourra revenir quand elle le voudra. Il la raccompagne jusqu’à l’angle de la rue des Tournelles, lui fait un petit signe amical. Elle prend sa respiration et regagne l’hôtel de Sagone où résonne un air de luth.
4
Le chagrin s’est peu à peu dissipé. Ninon espère que sa filleule est moins retournée par les révélations de la lettre. Blanche l’a cachée au fond d’un tiroir, sous ses jupons de dentelle ; elle a juste demandé où vivait son frère. Ninon s’est renseignée : Guillaume est devenu avocat, il vit à Blois. Blanche, quatorze ans le 30 décembre, a envie de s’amuser, de danser, de séduire.
La cape couverte de neige, Antoine, revenu du collège pour Noël, l’embrasse du
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