La Revanche de Blanche
fierté mêlée d’agacement. C’est moi qu’il aime, se dit-elle, flattée. Il n’en vaut que plus.
Le rideau s’ouvre sur un palais derrière lequel on devine un jardin en trompe-l’œil. Le souffleur somnole. Sur le devant de la scène éclairée de bougies, Sganarelle-Molière, jupon de satin aurore, camisole de toile à parements d’or, pourpoint de satin à fleurs, deux panetières, une écharpe de taffetas rose et argent, manches garnies de dentelles, chemisette rouge, cuissards de moire d’argent verte, sort une carotte de tabac de sa poche et la râpe à mesure qu’il la prise.
— Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre , se contorsionne Molière.
La salle éclate de rire. Des cris s’élèvent : « Vive les bons vivants ! » ; « Vive la purge ! » Molière s’interrompt jusqu’à ce que le brouhaha cesse. Fardé, plumé, dentelé, Dom Juan-La Grange déclame :
— Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement.
— Molière a une fois de plus repris mes propos, s’amuse Ninon.
Athénaïs et Blanche échangent un regard complice. Après la réplique : L’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices passent pour vertus , Athénaïs applaudit. Blanche la suit, guettant ses réactions, fascinée par son assurance. Le public se lève, ovationne la Troupe de Monsieur. Au fond de la salle, un groupe d’hommes en noir surgit, martelant le plancher avec des cannes.
— Les dévots ! Ils vont vouloir interdire la pièce, faire arrêter Molière, s’offusque Athénaïs.
— Ils essaieront, mais le roi le protège, rétorque Blanche.
— Vous avez raison. Louis a l’esprit large, une passion pour les arts. Il est bon…
— On dit aussi qu’il est beau, ose Blanche.
Athénaïs sourit. Mariée depuis deux ans, elle déchante : son mari gaspille l’argent du ménage au jeu et pique des colères lorsqu’elle réclame une nouvelle tenue. Dès qu’elle le peut, cette ravissante sirène confie sa fille et son fils, le futur duc d’Antin, à une nourrice, fuit son logement de la rue Taranne, brille, enjôle les hommes, amuse le roi par ses bons mots.
Ninon entraîne les jeunes filles et le Montespan vers les loges. Pour arriver jusqu’à celle de Molière, il faut passer derrière les machines des décors, se frayer un passage entre les comédiens qui boivent, s’encanaillent, se changent. Débarrassé de sa perruque bouclée, Jean-Baptiste essuie son visage. Ninon lui présente sa petite compagnie. Molière en impose. Larges épaules, abondante chevelure, front altier, regard pétillant de malice, lèvres charnues, se dégage de lui quelque chose de sauvage, de démesuré. Une force de la nature.
— Quel succès ! se pâme Ninon.
Les sourcils noirs de Poquelin s’agitent. Son expression passe du comique au grave.
— Cela ne durera pas. L’attaque en règle a commencé. Une levée de boucliers. J’ai reçu une lettre de l’abbé Rouillé me sommant de supprimer des scènes entières. Les dévots m’accusent encore de tourner la religion en dérision. La religion, vaste superstition ! J’ai été naïf, j’ai cru qu’en punissant Dom Juan , ma pièce serait plus inoffensive que Tartuffe . Je suis un provocateur incorrrrrrrigible, déclame-t-il prenant l’accent italien.
— Dom Juan ne sera pas interdit, je m’en porte garante, assure Athénaïs.
— Cher Jean-Baptiste, tu as tant de talent, s’ouvre Ninon. Ma petite Blanche t’admire au plus haut point, n’est-ce pas, ma chérie ?
Blanche se tortille de plaisir :
— Monsieur, je sais maintenant que je préfère la comédie à la tragédie : le rire fait tout passer. Puis-je vous demander une faveur ?
— Je vous en prie, sourit Molière.
— Accepteriez-vous que j’assiste à vos prochaines répétitions ? J’ose même vous avouer que si, d’aventure, vous aviez la bonté de me confier un petit rôle, je serai la plus heureuse des femmes.
Ninon hausse les épaules. Molière hoche la tête :
— La troupe est formée, mademoiselle. Du reste, nous ne pouvons plus honorer nos gages. Nous sommes criblés de dettes et devons cinq cent quarante-cinq livres, ment-il, sachant déjà que la recette de ce soir en couvre le double.
— J’aurais tant
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