La Revanche de Blanche
déguster sa part de galette. En croquant la fève, elle manque de se casser une dent. Un angelot doré est gravé sur la piécette. Drôle de coïncidence !
— C’est bien ma veine. Un dicton dit : Si tu tires un petit ange, tu seras grosse d’ici la fin de l’année.
— Peut-être auras-tu un jour un polichinelle de moi, ma douce ? plaisante Antoine.
Blanche lève les yeux au ciel ; son ventre lui pèse, l’avenir, encore plus. Il va falloir se confier à Ninon, prévoir l’accouchement, élever cet enfant dans le secret. Elle boit un verre de vin de Champagne, grignote des miettes en écoutant Guillaume évoquer les aventures de M. d’Artagnan chargé d’une enquête dans les officines sordides du quartier des Halles. La soirée se prolonge autour d’un alcool fort. Antoine décrit les Indiens, leurs villages, leurs attrape-rêves, les huttes où ils suent dans la vapeur d’eau. Il a le sens du détail, au point d’être un peu trop bavard.
Guillaume et Antoine partis, Ninon dévisage Blanche :
— Tu es bien pâlichonne, ma fille. Il me semble que tu as pris un peu d’embonpoint. Ne me raconte pas d’histoires : tu n’es pas blanc bleu… Ces rondeurs me ravissent. Je crois que j’ai compris. Tu devrais aller voir Clément.
— C’est fait… Le souci… c’est que, je suis grosse du roi.
— À la bonne heure ! Il pourvoira à tout. Rassure-toi, je suis plus discrète qu’un confesseur. Pas un mot ne sortira de ma bouche.
En mars 1670, toujours attifée de son « Innocente », Blanche se rend deux fois par semaine au cinq-à-neuf de sa marraine qui aime mêler les genres en prenant soin d’éviter les rencontres fâcheuses. Parmi ses habitués, La Rochefoucauld, Mme de La Fayette et leur inséparable amie, la piquante marquise de Sévigné, Charles Perrault, Boileau, La Fontaine, Lully, Mme de la Sablière, Mlle de Scudéry… et Molière qui vient de gagner son procès contre M. Le Boulanger, illustre inconnu qui a plagié son Tartuffe.
Ce jeudi-là, au moment où Blanche se prépare au « jour » de Ninon, Antoine se fait annoncer. Elle sursaute. C’est la première fois qu’il vient chez elle. L’officier traverse l’enfilade au pas de charge, se plante devant elle :
— Bonsoir Blanche, j’espère que je ne dérange pas. Je suis peut-être indiscret, mais j’ai l’œil. Tu es grosse, n’est-ce pas ? Ça se voit comme un bouton sur le nez. J’en ai touché un mot à ma mère, elle a pris l’air évasif…
— Ça ne te regarde pas, c’est ma vie.
— Ne joue pas les cachottières. Puis-je savoir qui est l’heureux père ?
— Tu ne sauras rien ! Prends un siège, parlons d’autre chose, veux-tu ?
Antoine se vautre dans un fauteuil, sirote un verre de calvados :
— Bel endroit ! Dis donc, d’où te vient l’argent qui te permet de te loger comme une reine ?
— Je gagne bien ma vie, voilà tout, soupire Blanche.
— Tu crois que je vais avaler ce gros mensonge ? Avoue : la scène ne peut t’apporter autant de revenus. Il y a forcément, là-dessus, un grand seigneur. Je n’en connais pas un qui prendrait le risque. À moins qu’il ait tous les pouvoirs, qu’il fasse oublier ses frasques par des largesses. Je ne vois qu’un nom : Louis. Le grand, le quatorzième. Il serait tombé sous ton charme. Tu y as vu des avantages : un titre, une belle rente… Bas les masques : c’est lui qui t’entretient, n’est-ce pas ?
— De quel droit me parles-tu comme ça ? Sors d’ici, je n’ai rien à te dire.
Antoine boit une gorgée de Calvados, se gargarise, inspire :
— Je ne voulais pas te blesser, ma belle.
Blanche ferme un instant les yeux, se redresse, le fixe :
— N’en parle à personne. Je compte sur toi. Ne me déçois pas.
— Promis. Quand est prévue la délivrance ?
— En mai. Maintenant, retire-toi, je suis fatiguée,
La moue moqueuse, l’officier fait valser son chapeau à plumes rouge. Ses dents brillent dans la pénombre.
— Le jour où tu te lasseras de jouer les cocottes, je serai toujours là, pour te servir, duchesse. Nous formerions un beau couple, lance-t-il en s’éloignant à pas de géant.
Blanche attise le feu en bougonnant : qu’il reparte au bout du monde, ce cuistre ! Il n’a pas hérité des qualités de sa mère. Aussi lourd que son père ! Un beau couple ! À d’autres ! Aucune envie de devenir une femme de marin. Les mains sur son ventre, elle se
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