La Révolution et la Guerre d’Espagne
« libérer », ou, au
contraire, l’atteindre et le détruire par l’humiliation conçue comme un
système.
Les recherches préliminaires autour de notre sujet nous
suggéraient bien des itinéraires « hispanisants ». Une camarade
espagnole, ancienne déportée en Allemagne, nous proposait de décrire, après une
étude scientifique, ce qu’elle avait elle-même entrevu dans sa vie et dans les
dossiers des disparus, le long chemin de ces groupes paysans, de leur pueblo au
front, en armes, du front en France, désarmés, dans les camps, puis, toujours
ensemble, dans les camps de la mort. Il n’est pas douteux que ce serait là une
manière parfaitement espagnole d’écrire l’histoire de la Révolution et de la
guerre d’Espagne, qu’elle nous aurait menés plus près de la réalité secrète, de
l’âme collective du peuple pendant ces années terribles, plus près aussi de la
compréhension de ce que fut ce drame pour les millions d’individus qui
composent les « masses ».
Pourtant, ce n’est pas la voie « hispanisante »
que nous avons choisie. D’abord parce que nous ne sommes pas des hispanisants
véritables. Ensuite parce que les préoccupations qui nous ont attachés à ce
travail dépassent largement le cadre de la seule Espagne. Nous n’avons pas
cherché à tout comprendre, encore moins à tout expliquer, ni Boabdil, ni
Avicenne, ni Don Quichotte, ni Torquemada, ni même Ignace de Loyola. Nous avons
voulu nous en tenir à des données plus simples peut-être, mais surtout
universelles. L’Espagne est l’Espagne, certes, mais aussi un de ces pays qu’on
appelait autrefois « arriérés » et qu’on a hypocritement rebaptisés
aujourd’hui pays « sous-développés ». Tous les tests que l’économiste
moderne applique aux pays pour déceler les caractères du
« sous-développement » placent l’Espagne de 1960 comme celle de 1930
dans le groupe des nations les plus nombreuses et les plus pauvres, celles dont
on ne peut affirmer sérieusement que leur misère est sans rapport avec l’opulence
des autres. Malgré l’incertitude des statistiques espagnoles, il est évident
que l’Espagne n’atteint qu’à grand’peine le minimum de 2500 calories par jour
et par habitant en moyenne, au-dessous duquel commence la sous-alimentation. La
mortalité infantile y reste élevée. L’espérance de vie à un an est de 55 ans,
plus qu’aux Indes, bien sûr, mais bien moins qu’en Occident. La natalité reste
forte. Le nombre des illettrés est toujours considérable. La proportion de la
« population active » ne dépasse pas 37 %, cultivateurs en majorité.
La situation d’infériorité des femmes est soulignée par le fait que 9, 4 % seulement
d’entre elles peuvent être classées parmi la « population active ».
Le travail des enfants reste la règle. Les classes moyennes sont numériquement
faibles. Le revenu national moyen atteint la moitié de celui des Français avec
des écarts bien plus considérables dans l’échelle sociale. Madrid compte,
aujourd’hui, selon le professeur Birot, 300 000 domestiques pour 1 800 000
habitants.
Comme dans les autres pays arriérés du monde, les richesses
minières et le développement industriel en Espagne sont aux mains de
capitalistes étrangers, sauf dans quelques secteurs secondaires. Grands
propriétaires terriens et bourgeois d’affaires constituent une mince
oligarchie, tout entière tournée vers la défense de ses privilèges. L’Eglise ne
semble concevoir d’autre mission que celle que lui assigne le peu religieux
Napoléon 1 er : faire admettre « l’inégalité des
fortunes » et accepter « qu’un homme meure de faim à côté d’un autre
qui regorge ». L’enseignement de l’histoire, dans l’Espagne de 1960 comme
il y a cent, trente ou vingt ans, consacre cent pages à la contre-réforme et
une seule – laquelle ! – à la Révolution française. En somme la révolution
et la guerre civile n’ont été qu’un entracte, sanglant et violent. Simplement
elles ont provoqué une « grande peur » et rendu plus dur le régime de
la classe dominante. La dictature de Primo de Rivera, qui s’exerçait (sous le
couvert de la monarchie espagnole) jusqu’en 1931 et à la proclamation de la
République a été remplacée par une dictature plus absolue. L’expérience
républicaine n’a convaincu personne, et le faible Etat, qui n’a pas réussi à
réformer l’Espagne ni même à
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