La Révolution et la Guerre d’Espagne
intéressé comme un Catalan
ou travailleur comme un Basque ». Ils apprendront, en les suivant, les
mots « qui font flèche sur la réalité espagnole » : tierra, la
terre « qui donne la vie, mais ne l’entretient pas », hambre, que
nous traduisons par « faim », mais « qui est à notre faim ce que
la rage est à la colère », castizo, médiocrement traduit par « de
bonne race », alors qu’il affirme quotidiennement une soif de dignité que
proclame toute l’histoire des peuples d’Espagne. Peut-être saisiront-ils aussi,
ce qui, plus que tout, échappe à la description et à l’explication, la place
que tient la mort dans la vie de l’Espagnol, dont la passion pour les toros lui
aura déjà suggéré l’importance. Ils devront pousser plus loin encore leur
enquête, pour pénétrer cette profonde spiritualité qui fait se côtoyer la foi
la plus fanatique et l’anticléricalisme le plus violent. Il leur faudra
apprendre la terre de l’Inquisition, celle de l’autodafé, où l’acte de brûler
un homme – Maure mal converti, juif même baptisé, protestant secret ou esprit
éclairé – est dit « acte de foi ». Ils devront s’attarder longuement
devant Goya et les dessins du Dos de Mayo, méditer sur la violence et la mort
de ces hommes aux mains nues face aux fusils des pelotons ou aux sabres des
mameluks. Ils n’oublieront pas le soulèvement contre Napoléon de ce peuple qu’il
appelait « les gueux » et remarqueront que tandis que les Grands
courbaient· l’échine devant le Conquérant, les paysans, dans leurs assemblées
de villages, déclaraient la guerre à la Grande Armée et créaient le mot de
guerilla. Ils accorderont quelques instants au siège de Saragosse, conquise par
les Français, en 52 jours, maison par maison, étage par étage, et à ses 60 000
victimes, femmes et enfants compris, puisqu’ils étaient, eux aussi,
combattants. Ils entendront le maréchal Lannes : « Quelle
guerre ! Etre obligé de tuer de si braves gens, même s’ils sont
fous ! » Car ces « fous » se battaient avec leurs poings et
leurs dents. Ils retrouveront cette violence dans les guerres carlistes dans
toutes les luttes civiles du XIX e , dans la répression royaliste qui
écœura même les « ultras » français venus au nom de la
Sainte-Alliance écraser la Révolution espagnole – la première – dans les
soulèvements paysans, dans les grèves et la répression, dans la torture et les
« exploits » de la garde civile immortalisés par le Romancero de
Federico Garcia Lorca.
En découvrant cette Espagne, ils en découvriront des
milliers. Ils apprendront que le même mot castillan, pueblo, désigne le peuple
et le village, que le village est une petite patrie, la patria chica de
M. Brenan, vivant d’une vie propre et presque autonome. Ils suivront mieux
alors, par exemple dans les travaux de M. Rama, la difficile construction
d’un Etat au-dessus d’une nation inachevée, la vanité et le caractère
artificiel de cette tentative « libérale » dans un pays où règnent
encore señoritos et caciques. Car les caciques, ces despotes locaux, ne sont
pas seulement les traditionnels intendants des grands domaines usant de leur
délégation de pouvoir pour assouvir leur goût de puissance et écraser de leur
arbitraire et de leur mépris ceux qu’ils emploient et commandent. Le
« caciquisme » a pénétré toute la vie sociale et politique ; l’administration,
les partis, et, dans une certaine mesure, les syndicats, tant il est vrai que
ce vice d’une société médiévale peut encore être spontanément secrété par l’Espagne
du XX e siècle.
Sans doute, alors, nos lecteurs comprendront-ils mieux
certains caractères proprement espagnols de cette révolution et de cette
guerre, l’arrogance des seigneurs, sûrs d’incarner une race supérieure, le
mépris de la mort et l’acharnement dans la lutte de tous les combattants, leur
particularisme et leur attachement à leur ville, leur village, leur terroir –
ce qu’on appellera « individualisme », « indiscipline »,
« tendances anarchistes » –, la violence des fanatismes, la haine, le
mépris qui cimente les hiérarchies sociales, mais aussi l’affirmation constante
de la dignité, la place tenue, dans l’enjeu de la guerre, par l’idée que chacun
des adversaires se fait de l’homme – hombre, une interjection et une
affirmation –, qu’ils veuillent l’exalter et le
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