La Révolution et la Guerre d’Espagne
Introduction
Nous avions dix ans en 1936. Pour nous, la guerre d’Espagne
a d’abord été un choc, le spectacle de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants
hâves, souvent déguenillés, affamés : les réfugiés espagnols. A travers
les propos des adultes nous parvenaient des mots alarmants, chargés d’angoisse :
Hitler, les bombardements, la Cinquième colonne, la guerre… Aussi la guerre en
elle-même n’a-t-elle pas été pour nous une surprise : nous avions, sinon
compris, du moins senti que, simplement, ces foules espagnoles l’avaient vécue
avant nous. Plus tard, des camarades espagnols pour qui le combat n’avait
jamais cessé nous ont dit la fin de leur espoir ; Franco survivait à l’effondrement
des dictatures.
C’est le hasard des mutations universitaires qui nous a fait
nous rencontrer au Lycée Condorcet, tous deux attirés depuis des années par la
guerre d’Espagne, où l’un de nous voyait la préface oubliée, déformée de la
deuxième guerre mondiale, et l’autre une révolution ouvrière et paysanne
défigurée, trahie, étranglée. Nous n’étions d’accord que sur la nécessité de
travailler et c’est précisément pour cette raison que nous avons entrepris,
pendant qu’il était temps encore, d’entendre des survivants, témoins ou
acteurs, d’écrire une histoire de la Révolution et de la guerre d’Espagne de
1936 à 1939. Nous avons voulu, contre l’ignorance, l’oubli, la falsification,
redonner à cette lutte le visage le plus véridique possible, la dégager de la
légende qui l’a précocement ensevelie. Nous avons aujourd’hui conscience que
cet objectif, atteint, n’est qu’un premier pas vers la rédaction d’une Histoire
plus complète qui nécessiterait des milliers et des milliers de témoignages et
surtout de documents d’archives, encore inaccessibles, que ce soit en Espagne
même, en France, en Angleterre, en U. R. S. S. ou au Vatican.
Qu’on ne s’attende pas à trouver dans notre ouvrage plus que
nous ne voulions, plus que nous ne pouvions y inclure. Les lecteurs à qui nous
aurons – nous l’espérons – donné le goût de l’Espagne devront chercher ailleurs,
chez les hispanisants, la réponse aux questions qu’ils se poseront en
commençant à nous lire. Nous les invitons à aller chercher dans les ouvrages de
géographie une minutieuse description de ce pays qui est un monde à part, aussi
africain qu’européen. « L’Espagne, dit Joan Maragall, est loin du monde
comme une planète à part. Et ses peuples, qui sont dans le monde, paraissent
oubliés ». Ils y apprendront que l’Espagne est un « manteau de bure
ourlé de dentelles », qu’elle couvre 506 000 km 2 , que sa
population atteint près de 30 millions d’habitants, qu’elle « vit
difficilement », que « sa production ne peut suffire qu’à un peuple
très sobre », qu’elle « manque de capitaux et de moyens de
transport » [1] .
S’ils poussent vers les livres d’histoire leurs investigations, ils apprendront
que les Anciens situaient en Espagne les Champs-Elysées et que Strabon, le
premier géographe, faisait de l’Andalousie la « demeure des Elus »,
que l’Espagne musulmane, par ses techniques agricoles et artisanales, ses
connaissances scientifiques et philosophiques, était à l’avant-garde de la
civilisation au Moyen Age. Ils apprendront aussi que les ravages de la
Reconquista, cette première épreuve de force entre un monde musulman prospère
mais essoufflé et un Occident chrétien barbare mais bouillonnant de vie, n’ont
pas empêché l’Espagne de devenir la maîtresse de l’Ancien et du Nouveau
Monde : le siècle de Louis XIV, dans tous les livres, vient après celui de
la « prépondérance espagnole ». Mais ils retiendront aussi que l’Espagne
du Siècle d’Or, comme l’a dit Gaston Roupnel, est à la fois « fontaine d’orgueil
et vallée de misère, selon que l’on songe à ses puissants ou à ses foules, à sa
Cour ou aux grands territoires douloureux qui vont d’une frontière à l’autre ».
Peut-être alors pénètreront-ils plus facilement dans cette
Espagne dont Dominique Aubier et Manuel Tuñon de Lara nous disent qu’elle
« recule tandis qu’on l’approche » [2] .
Avec eux, ils pourront suivre les itinéraires difficiles vers « l’unité
souterraine qui fait le squelette intérieur de l’Espagnol, qu’il soit bavard et
Andalou, sévère et Castillan, rusé comme un gallego,
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