La Ronde De Nuit
se protéger de ses semblables et, pourquoi pas ? de s’en débarrasser. Curaçao ? Marie Brizard ? Leurs visages se congestionnent. Ils titubent et s’effondreront tout a l’heure ivres morts. Accoudé au bar, je les regarderai dormir. Ils ne pourront plus me faire de mal. Le silence, enfin. Mon souffle toujours court.
Derrière moi, les photos d’Henri Garat, de Fred Bretonnel et de quelques autres vedettes d’avant-guerre dont le temps a voilé les sourires. À portée de la main un numéro de L’Illustration consacré au paquebot Normandie . Le grill-room, les places arrière. La salle de jeux des enfants. Le Fumoir. Le Grand Salon. La fête donnée le 25 mai au profit des œuvres de mer et présidée par Madame Flandin. Englouti, tout cela. J’ai l’habitude. Je me trouvais déjà à bord du Titanic quand il a fait naufrage. Minuit. J’écoute de vieilles chansons de Charles Trenet :
… Bonsoir
Jolie madame…
Le disque est rayé mais je ne me lasse pas de l’entendre. Quelquefois j’en mets un autre sur le gramophone :
Tout est fini, plus de prom’nades
Plus de printemps, Swing Troubadour…
L’auberge, tel un bathyscaphe, échoue au milieu d’une ville engloutie. L’Atlantide ? Des noyés glissent boulevard Haussmann.
… Ton destin Swing Troubadour…
Au Fouquet’s , ils demeurent autour des tables. La plupart ont perdu tout aspect humain. C’est à peine si l’on distingue leurs viscères sous des lambeaux d’habits bariolés. Gare Saint-Lazare, dans la salle des pas perdus, les cadavres dérivent en groupes compacts et j’en vois qui s’échappent par les portières des trains de banlieue. Rue d’Amsterdam, ils sortent du cabaret Monseigneur , verdâtres, mais beaucoup mieux conservés que les précédents. Je poursuis mon itinéraire. Elysée-Montmartre. Magie-City. Luna-Park. Rialto-Dancing. Dix mille, cent mille noyés, avec des gestes d’une infinie langueur, comme les personnages d’un film qui passe au ralenti. Le silence. Ils frôlent quelquefois le bathyscaphe et leurs visages viennent se coller au hublot : yeux éteints, bouches entrouvertes
… Swing Troubadour…
Je ne pourrai pas remonter à la surface. L’air se raréfie, la lumière du bar vacille et je me retrouve gare d’Austerlitz en été. Les gens partent pour la zone Sud. Ils se bousculent aux guichets des grandes lignes et montent dans les wagons à destination d’Hendaye. Ils franchiront la frontière espagnole. On ne les reverra jamais plus. Quelques-uns se promènent encore sur les quais mais se volatiliseront d’un instant à l’autre. Les retenir ? Je marche vers l’ouest de Paris. Châtelet. Palais-Royal. Place de la Concorde. Le ciel est trop bleu, les feuillages beaucoup trop tendres. Les jardins des Champs-Élysées ressemblent à une station thermale.
Avenue Kléber. Je tourne à gauche. Square Cimarosa. Une place calme comme il y en a dans le XVI e arrondissement . On ne se sert plus du kiosque à musique et la statue de Toussaint-Louverture est rongée par une lèpre grise. L’hôtel particulier du 3 bis appartenait jadis à Monsieur et Madame de Bel-Respiro. Ils y donnèrent le 13 mai 1897, un bal persan au cours duquel le fils de Monsieur de Bel-Respiro accueillait les convives en costume de rajah. Ce jeune homme mourut le lendemain dans l’incendie du Bazar de la Charité. Madame de Bel-Respiro aimait la musique et particulièrement Le Rondel de l ’ Adieu d’Isidore de Lara. Monsieur de Bel-Respiro peignait à ses moments perdus. Il faut bien que je donne ces détails puisque tout le monde les a oubliés.
Le mois d’août à Paris provoque l’afflux des souvenirs. Le soleil, les avenues vides, le bruissement des marronniers… Je m’assieds sur un banc et contemple la façade de briques et de pierres. Les volets sont fermés depuis longtemps. Au troisième étage se trouvaient les chambres de Coco Lacour et d’Esmeralda. J’occupais la mansarde de gauche. Dans le salon un autoportrait grandeur nature de Monsieur de Bel-Respiro, en uniforme d’officier des spahis. Je fixais pendant de longues minutes son visage et sa poitrine couverte de décorations. Légion d’honneur. Croix du Saint-Sépulcre. Danilo de Monténégro. Croix de Saint-Georges de Russie. Tour et épée de Portugal. J’avais profité de l’absence de cet homme pour m’installer dans sa maison. Le cauchemar finira, Monsieur de Bel-Respiro va revenir et nous
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