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La Ronde De Nuit

La Ronde De Nuit

Titel: La Ronde De Nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Modiano
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chasser, me disais-je, pendant que l’on torturait ce pauvre type et qu’il maculait de son sang le tapis de la Savonnerie. Il se passait des choses bien curieuses, au 3 bis, du temps où j’y habitais. Certaines nuits, j’étais réveillé par des cris de douleur et des allées et venues au rez-de-chaussée. La voix du Khédive. Celle de Philibert. Je regardais à la fenêtre. On poussait deux ou trois ombres dans des automobiles qui stationnaient devant l’hôtel. Les portières claquaient. Un bruit de moteur de plus en plus lointain. Le silence. Impossible de retrouver le sommeil. Je pensais au fils de Monsieur de Bel-Respiro et à sa mort affreuse. On ne l’avait certainement pas élevé dans cette idée-là. De même, on aurait bien étonné la princesse de Lamballe en lui décrivant quelques années à l’avance son assassinat. Et moi ? Qui aurait pu prévoir que je deviendrais le complice d’une bande de tortionnaires ? Mais il suffisait d’allumer la lampe et de descendre au salon pour que les choses reprissent leur aspect anodin. L’autoportrait de Monsieur de Bel-Respiro était toujours là. Le parfum d’Arabie qu’utilisait Madame de Bel-Respiro avait imprégné les murs et vous faisait tourner la tête. La maîtresse de maison souriait. J’étais son fils, le lieutenant de vaisseau Maxime de Bel-Respiro, en permission, et j’assistais à l’une de ces soirées qui réunissaient au 3 bis les artistes et les hommes politiques : Ida Rubinstein, Gaston Calmette, Frédéric de Madrazzo, Louis Barthou, Gauthier-Villars, Armande Cassive, Bouffe de Saint-Biaise, Frank Le Harivel, José de Strada, Mery Laurent, Mademoiselle Mylo d’Areille. Ma mère jouait au piano Le Rondel de l’Adieu . Tout à coup je remarquai sur le tapis de la Savonnerie quelques petites taches de sang. On avait renversé l’un des fauteuils Louis XV : le type qui criait tout à l’heure s’était sans doute débattu pendant qu’on le passait à tabac. Au pied de la console, une chaussure, une cravate, un stylo. Inutile dans ces conditions d’évoquer plus longtemps la charmante assemblée du 3 bis . Madame de Bel-Respiro avait quitté la pièce. Je tentais de retenir les convives. José de Strada qui récitait un passage de ses Abeilles d’or s’interrompait pétrifié. Mademoiselle Mylo d’Areille s’était évanouie. On allait assassiner Barthou. Calmette aussi. Bouffe de Saint-Blaise et Gauthier-Villars avaient disparu. Frank Le Harivel et Madrazzo n’étaient plus que deux papillons affolés. Ida Rubinstein, Armande Cassive et Mery Laurent devenaient transparentes. Je me retrouvais seul devant l’autoportrait de Monsieur de Bel-Respiro. J’avais vingt ans.
    Dehors, le black-out. Et si le Khédive et Philibert revenaient avec leurs automobiles ? Décidément je n’étais pas fait pour vivre dans une époque aussi ténébreuse. Jusqu’à l’aube, pour me rassurer, je fouillais toutes les armoires de la maison. Monsieur de Bel-Respiro avait laissé en partant un cahier rouge où il consignait ses souvenirs. Je l’ai relu bien des fois, au cours de ces nuits de veille. « Frank Le Harivel résidait 8, rue Lincoln. On a oublié ce parfait cavalier dont la silhouette était jadis familière aux promeneurs de l’allée des Acacias… » « Mademoiselle Mylo d’Arcille, une jeune femme fort séduisante dont se souviennent peut-être encore les vieux habitués de nos vieux music-halls… » « José de Strada, l’" ermite de la Muette ", était-il un génie méconnu ? Voilà une question qui n’intéresse plus personne. » « Ici mourut seule et dans la misère Armande Cassive… » Il avait le sens de l’éphémère, cet homme. « Qui se souvient encore d’Alec Carter, le brillant jockey ? et de Rita del Erido ? » La vie est injuste.
    Dans les tiroirs, deux ou trois photos jaunies, de vieilles lettres. Un bouquet de fleurs séchées sur le secrétaire de Madame de Bel-Respiro. À l’intérieur d’une malle qu’elle n’avait pas emportée, plusieurs robes de chez Worth. Une nuit, j’ai revêtu la plus belle : en poult-de-soie bleu avec tulle-illusion et guirlande de volubilis roses. Je n’éprouve pas le moindre goût pour le travesti mais à ce moment-là ma situation me semblait si misérable et si grande ma solitude que je voulus me remonter le moral en affectant une extrême frivolité. Devant la glace de Venise du salon (je m’étais coiffé d’un chapeau Lamballe où se

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