La Sibylle De La Révolution
sont à vif.
— Il ne ressent rien, je vous
dis. Il a pris l’habitude de s’automutiler. Sans doute par désœuvrement. Qui
sait ce qui peut se passer dans un esprit aussi profondément ancré dans les ténèbres ?
— Une vraie allure de démon. Il
semble tout droit sorti de l’Apocalypse. Abaddon, oui, c’est cela Abaddon, La
cinquième trompette. « Elles avaient pour roi l’ange de l’abîme, appelé,
en hébreu, Abaddon, et en grec, Apollyon, c’est-à-dire l’exterminateur. »
Il me passe la main sur le
visage, elle est douce.
— Abaddon, Abaddon, répète-t-il
tout doucement.
J’aime bien sa voix. J’aime
bien ses mains. Il ne me veut pas de mal. Il est gentil. J’ordonne à mes mains
de le caresser lui aussi.
Sa bouche fait un drôle de
bruit. Il a l’air content.
— Regardez comme il est calme.
Et vous me parliez d’une brute. Il est parfaitement docile à qui sait y faire.
— Il est vrai que je ne l’avais
jamais vu comme cela. J’ai dû l’enchaîner car même le fouet ne le dissuadait
pas de casser tout ce qui passait à sa portée lorsqu’il se mettait en colère.
L’homme se relève et, après une
dernière caresse dans mes cheveux, il va se mettre à côté du premier homme.
— Mon cher Fragonard, je pense
trouver un emploi à votre protégé. Bien sûr, il est comme une bête sauvage, il
va falloir que je le dresse, mais je sais y faire avec les animaux.
Il me sourit encore et revient
pour m’embrasser.
— Je te sauverai, mon cher
Abaddon. Plus de chaîne pour toi. Un grand destin t’est promis. Tu régneras sur
le monde à nos côtés. Tu seras en quelque sorte notre bras séculier, notre bras
vengeur.
J’aime bien l’homme. Il est
doux et gentil comme la mère.
Je me mets à pleurer.
18
Fragonard se tut. Ses lèvres
tremblaient encore et un filet de salive maculait le coin de sa bouche. Il
gardait ses yeux horrifiés fixés dans le vide, comme atterré par son propre
récit.
Sénart se redressa enfin. Il
était engourdi à force d’avoir écouté sans bouger.
— Vous avez fait de ce garçon
attardé un monstre et… vous l’avez remis à dom Gerle.
L’autre approuva
silencieusement.
— Vous êtes un scélérat !
Marie-Adélaïde, qui était
restée silencieuse, intervint :
— Ce que nous savons
maintenant, c’est qu’il s’agit d’une créature de chair et de sang. Nous pouvons
la tuer, n’est-ce pas ? Il est très fort mais des chaînes peuvent
l’empêcher de nuire, des balles peuvent le transpercer. Ai-je raison ?
Fragonard marmonna :
— Théoriquement vous avez
raison, mais je ne sais plus. Tellement de crimes ont été accomplis. Il n’est
plus qu’une machine au service de dom Gerle. Il ne connaît pas la peur, et la
douleur n’est qu’un lointain souvenir. Si vous voulez le maîtriser, la force de
cinq hommes ne vous suffira pas, et pour le tuer votre balle devra lui
fracasser le crâne d’un coup ou lui transpercer le cœur.
Le jeune secrétaire rédacteur
leva son pistolet.
— J’ai là ce qu’il faut. Où
donc se cache dom Gerle ? À la Contrescarpe ? J’irai le chercher
là-bas dès cette nuit.
— Ne vous donnez pas cette
peine.
Surpris, le jeune homme leva la
tête : dom Gerle se tenait devant lui à quelques pas. D’où
venait-il ? Sans doute de derrière la vitrine contenant l’homme écorché.
Il avait tout entendu.
— J’ai eu un doute, monsieur
Sénart, car le soi-disant Saint-Germain qui vous a « tuilé » est un
charlatan dont nous nous débarrasserons à la première occasion. Aussi ai-je
pensé – et j’avais raison – que si vous étiez bien un espion, vous
finiriez forcément par venir jusqu’ici. Notre bon ami Fragonard ne peut rien
nous refuser. N’est-ce pas, mon cher ?
Le vieux naturaliste se prit la
tête entre les mains, comme s’il ne voulait plus rien entendre.
— Quelle pitié ! commenta
l’ancien moine. Un si brillant esprit. Le poids de sa conscience ne le sauvera
pas ! Quant à vous…
Il s’adressa directement à
Gabriel-Jérôme :
— Vous nous avez trahis, vous
vous êtes introduit sous une fausse qualité dans notre noble assemblée, vous
avez violé le serment pourtant irréfragable que vous aviez prêté.
— Calembredaines ! Vos
serments choquent la morale la plus élémentaire. Même les brutes des pires
quartiers ne vendraient pas leur âme à vos démons !
Dom Gerle continua :
— La seule punition pour
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