La Sibylle De La Révolution
goûter
un, bien que ton palais grossier ne soit certainement pas à même d’en apprécier
les finesses. »
Bien entendu, l’endroit était
interdit aux pensionnaires. Comme elle l’avait prévu, elle fut surprise par la
sœur tourière, emmenée auprès de la mère supérieure qui ordonna qu’on la
fouette. C’est alors qu’elle put exercer sa vengeance. Bien loin de se
plaindre, elle dissimula aux yeux de toutes le châtiment qu’elle avait subi.
Recouvra ses épaules ensanglantées d’un linge et passa sa robe par-dessus.
Enfin, elle prit un panier dans lequel elle disposa trois figues volées en
cuisine, car les jeunes filles étaient fort gourmandes.
« Olympe, Donatienne,
regardez. »
Et les filles, surprises,
virent revenir Marie-Adélaïde comme si de rien n’était. Rose, pimpante, avec
sur le visage son habituelle expression de candeur enfantine.
Bientôt les fruits furent
avalés.
— Hum, délicieux, où as-tu
trouvé cela ?
— Là où vous m’avez dit
d’aller. Il y en avait plein.
— Et tu ne nous en as rapporté
que trois ?
La fillette prit un air confus.
— Je suis désolée. Je ne
pensais pas que vous en voudriez plus.
— Petite sotte ! C’est
bon, nous allons y aller nous-mêmes.
Les deux pensionnaires
retournèrent discrètement dans le cimetière mais, comme Marie-Adélaïde, se
firent prendre et punir. On ne les fouetta pas, car elles étaient demoiselles
de la noblesse, mais l’interdiction de sortir pendant trois jours et les repas
maigres qu’on leur apporta leur furent une grande humiliation.
Marie-Adélaïde se réjouit
secrètement de leur déconfiture. Elle avait au moins appris une chose au
couvent : que le mensonge judicieusement utilisé pouvait s’avérer une arme
redoutable.
Ce fut aussi à cette époque
qu’elle fit pour la première fois ce rêve qui allait dorénavant la hanter toute
sa vie. Au début, elle ne comprit pas vraiment de quoi il s’agissait, sinon que
c’était quelque chose de terrible.
Elle était couchée sur un lit.
Il lui était absolument impossible de bouger et elle respirait de plus en plus
difficilement. Plusieurs personnes venaient la voir. Elle n’en connaissait
aucune. Comme elles étaient bizarrement vêtues ! La pièce elle-même était
curieusement meublée. Le docteur qui venait la visiter ne portait ni perruque
ni culotte mais une sorte de costume noir et étriqué. Il utilisait des instruments
dont elle n’avait jamais entendu parler.
— Comment vous portez-vous ce
matin, mademoiselle Lenormand ?
Défilaient aussi un notaire, sa
femme de chambre, d’autres messieurs ou dames qui semblaient faire preuve de la
plus grande déférence. Pourtant, parfois, elle les entendait murmurer :
— Elle n’en a pas pour
longtemps.
— Elle n’avait pas prévu cela,
cette vieille garce.
Et elle se réveillait en sueur,
la poitrine oppressée.
C’est au moins deux ans plus
tard qu’elle comprit la signification de son rêve : elle assistait à sa
propre mort.
Il ne pouvait en être
autrement. Le déroulement en était presque toujours semblable. Elle se sentait
dépérir chaque fois et il y avait aussi les commentaires de tous ces gens sur
sa mort prochaine :
— Elle ne passera pas la nuit.
— Regardez comme elle se
défait.
— Elle respire comme un
soufflet de forge.
Bientôt, lorsque ce fut une
évidence pour elle, une question lancinante vint la hanter :
« Quand est-ce que je
mourrai ? »
Il n’y avait aucun indice dans
la pièce où elle se trouvait, hormis que la scène se passait dans un futur
assez lointain. Elle entendit parler d’un roi nommé Louis-Philippe. Du mariage
d’une princesse Clémentine d’Orléans avec le prince de Saxe-Cobourg. Un
visiteur rapporta un fait de guerre qui avait produit une forte impression à
Paris : la victoire d’un des fils du roi, le duc d’Aumale, sur un dénommé
Abd el-Kader. Mais rien qui lui donne une idée de la date de sa mort.
Elle tenta au cours de ses
rêves de parler, d’interroger sa femme de chambre, ses visiteurs ou son
médecin.
« Je vous en prie,
dites-moi quel jour nous sommes. En quelle année sommes-nous ? »
Mais personne ne lui répondait.
Personne n’écoutait ce qu’elle disait. On lui prodiguait toujours les meilleurs
soins, mais sans faire aucunement attention à ce qu’elle pouvait dire.
Parfois, quelqu’un laissait une
gazette sur sa table de nuit et elle tentait de s’en emparer pour y lire la
date,
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