La Sibylle De La Révolution
mais en vain. Ses mains restaient inertes, lourdes comme du plomb et ne
lui obéissaient pas.
« Je sais que je vais
mourir mais j’ignore quand. »
Ce qui était sûr c’est qu’elle
serait sans doute fort âgée le jour où cela arriverait. Lorsqu’elle eut compris
cette évidence, une autre lui apparut avec la même acuité : « Puisque
je mourrai vieille, dans mon lit, tant que je suis jeune je ne risque rien et
je peux faire ce que je veux de ma vie. Si j’en crois mes rêves, je serai fort
riche et ils seront nombreux à me visiter sur mon lit mortuaire. »
Alors, elle sut que de
nombreuses perspectives s’ouvraient à elle.
D’abord celle de profiter
pleinement de son don. Elle mourrait dans bien des années et dans son lit, qui
donc n’aurait pas donné son âme pour savoir cela ? Ensuite, elle savait
prévoir et cibler de plus en plus précisément ce qui allait advenir, si bien
que, après une expérience comme celle des fruits du jardin, les autres
pensionnaires commencèrent à la considérer avec un peu plus de respect.
— Olympe, tu ne devrais pas
aller te promener dans le jardin aujourd’hui.
— Et pourquoi cela,
mademoiselle la raisonneuse.
— Parce que j’y ai aperçu
beaucoup d’abeilles.
— Et alors, c’est la saison
justement et j’ai envie de voir les fleurs et de m’en faire un bouquet.
Et la pauvre Olympe se rendit
dans le jardin où elle se fit piquer par un énorme frelon. Elle mourut peu de
temps après, étouffée par le venin de l’insecte. Son visage bouffi était
presque méconnaissable. Elle agonisa plus d’une nuit alors que les médecins,
impuissants, tentaient de soulager sa douleur.
Les pensionnaires qui avaient
assisté à la conversation avant l’accident commencèrent à avoir peur. Le bruit
courut que la petite Lenormand savait lire l’avenir. D’autres incidents certes
moins graves mais tout aussi révélateurs se reproduisirent, et bientôt ces
étranges rumeurs parvinrent à l’oreille de la mère supérieure.
La religieuse convoqua
Marie-Adélaïde.
— Mademoiselle Lenormand, il
semblerait que vous ayez la langue trop longue. Beaucoup de vos condisciples
m’ont rapporté que vous faisiez circuler les rumeurs les plus folles.
— Ma mère, tout de ce que j’ai
dit était le reflet de la plus stricte vérité.
La femme plissa les yeux.
Depuis qu’elle était entrée, deux ans plus tôt, dans l’institution, la fillette
semblait avoir pris une étrange assurance. De famille modeste, elle possédait
un incontestable ascendant sur ses consœurs, parfois de haute noblesse.
— Pourtant, certaines
prétendent que vous avez le don de voir l’avenir et que vous auriez par exemple
averti la pauvre Olympe de ne pas se rendre au jardin peu de temps avant sa
mort si atroce.
— Il est exact que, si elle
avait suivi mon avertissement, cette petite sotte serait encore vivante
aujourd’hui.
La mère supérieur se leva,
folle de rage. Comment une simple roturière admise ici par charité osait-elle
lui parler de la sorte ?
Mais la fillette reprit sans
cesser de fixer son interlocutrice droit dans les yeux :
— S’il m’arrive d’avoir la
prescience de ce qui va advenir, il m’arrive aussi de deviner les sombres
arcanes du passé. Vous-même, ma mère, n’avez-vous pas connu une certaine
Élisabeth, chassée de ce couvent pour sa conduite immorale ?
À ces mots, la femme poussa un
cri et tomba à la renverse.
— Comment, mais vous ne pouvez
pas savoir que…
Marie-Adélaïde se leva à son
tour et avança, un sourire sur les lèvres.
— Je sais parfaitement, ma
mère ; je sais comment vous avez fait accuser la malheureuse de vos
propres turpitudes, comment vous avez caché le fruit de vos péchés. Je connais même
l’endroit où nous pourrions en retrouver les restes. Voudriez-vous que je vous
montre ?
La religieuse fut prise d’un
violent sanglot. Un véritable étau lui enserrait la poitrine et elle pouvait à
peine parler :
— Vous êtes le diable !
Personne ne peut savoir cela.
— Il est facile d’accuser le
diable. Mais ce n’est pas moi qui ai péché. Je vous souhaite bonne nuit, ma
mère.
Et elle se retira. Désormais,
au cours de son séjour, jamais plus la mère supérieure n’adressa la parole à
cette étrange pensionnaire. Elle s’arrangea même pour ne plus la voir qu’en
public, en présence de nombreux témoins.
Puis Marie-Adélaïde en eut
assez de la vie au couvent. Elle décida de
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