La Sibylle De La Révolution
sa fragilité. Si seulement il n’était pas secrétaire
rédacteur, si seulement elle n’était pas prisonnière, si elle n’était pas compromise
dans cette affaire, si Vadier n’était pas après eux…
« Alors, je ne l’aurais
sans doute jamais connue », se dit-il finalement avec regret. Il décida
donc de faire honneur à son hôtesse. D’abord la toilette, voilà au moins deux
jours qu’il n’avait pas eu le temps de se laver. Un peu d’eau sur le corps ne lui
ferait pas de mal. Et puis la nourriture. La pièce mitoyenne du cabinet de la
voyante renfermait une minuscule cuisine. Il eut la surprise d’y trouver au
moins deux livres de pain, du beurre. Des légumes cuisaient dans une marmite.
Elle avait rajouté du bois il y avait peu. Comment pouvait-elle se procurer
tant de nourriture alors que tout était rationné à Paris : le pain, la
viande. Il fallait des cartes chichement distribuées par les Comités pour se
nourrir. Seul le vin ne manquait pas. Il mangea de bon appétit et c’est
revigoré qu’il remit son bicorne de secrétaire rédacteur.
— Bon, tu as retrouvé figure
humaine !
Elle était là, de nouveau.
Curieusement, son humeur avait changé. Une nouvelle préoccupation se lisait sur
son visage.
— Qu’y a-t-il ? Il y a un
problème ?
Elle secoua la tête :
— Rien, enfin pour l’instant.
Tiens, ton Svendenborg ne s’est pas fait attendre. Vois comme il s’est montré
plein de promptitude, il t’a déjà écrit.
Elle lui jeta la missive
qu’elle tenait contre elle. Elle semblait contrariée, presque en colère. Il
haussa les épaules devant cette nouvelle preuve de sa bizarrerie et ouvrit
l’enveloppe fermée par un sceau aux armes fantaisistes.
Cher Commissaire,
Vous noterez j’espère avec
avantage le zèle que j’ai déployé pour vous servir et servir par vous la
Révolution ! Si vous ambitionnez toujours d’entrer dans cet ordre dont
nous avons évoqué l’existence hier au soir, je vous suggère de vous rendre à la
tombée de la nuit sur le parvis de Notre-Dame. Là, un homme vous contactera. Au
fait, je vous conseille très vivement de ne pas arborer d’uniforme ni aucun
signe, arme ou document par lequel une personne mal intentionnée pourrait identifier
l’envoyé du Comité de sûreté générale. Sachez par ailleurs que je considère
avoir par là rempli ma mission et que, même si je le souhaitais ardemment, il
ne me serait pas possible de vous venir en aide si quelque malheur devait vous
arriver. Dernière chose, demandez à votre compagne, qui est une personne de
ressource, de vous tuiler dûment avant cette rencontre, sinon, je ne donne pas
cher de votre vie. Signé Eugène Svendenhorg, comte de Saint-Germain.
Il reposa la missive, perplexe.
— Que signifient ces lettres à
la fin ?
Elle jeta un coup d’œil
distrait par-dessus son épaule :
— À la gloire et sous les
auspices du Grand Architecte de l’Univers.
— Hum… et que signifie
« tuiler » [1] ?
— Ton interlocuteur te mettra à
l’épreuve.
— Et en quoi consistent ces
épreuves ?
Il commençait à
s’impatienter : il fallait lui arracher la moindre réponse, comme si elle
boudait. Il en ignorait la raison.
— Rien, il te faudra dire les
mots suivants : « Blasphème, puissance, bête, combattre, guerre,
ciel, nation, immolé, entende, saint dragon, guérie, homme, vivante, bête,
front, nom, six cent soixante-six… »
Rien à faire, elle restait
désespérément fermée !
— Cela ne veut rien dire !
s’emporta-t-il.
— Peut-être, mais c’est ce
qu’il te faudra dire. L’homme te dira : connais-tu le chiffre et voilà ce
que tu répondras.
— Le chiffre ? Six cent
soixante-six ?
Elle se leva avec
brusquerie :
— Je t’ai dit tout ce que tu
devais savoir. Maintenant, je vais me reposer, à moins que tu ne comptes me
remettre à la Petite Force. Ne t’inquiète pas, je resterai bien sagement ici.
Il voulut lui demander les
raisons de son apparente colère puis changea d’avis. Elle avait raison :
c’était elle la prisonnière et lui son gardien. Cette complicité qui existait
entre eux depuis la veille n’était pas un état normal.
— Comme tu veux, laissa-t-il
tomber en reprenant son ton officiel. Redis-moi les mots que je les copie.
Elle s’exécuta puis le laissa
seul. Il n’avait pas grand-chose à faire de son après-midi que de tenter de les
mémoriser, ce à quoi il parvint sans grande
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