La Sibylle De La Révolution
Ce n’est pas possible.
Le visage de la jeune femme
s’attendrit :
— Tu es un bon petit soldat au
service de la Révolution, Gabriel-Jérôme Sénart. C’est pour cela que tu
réussiras peut-être. Il vaut mieux que tu ne saches pas trop à qui nous avons
affaire. Maintenant dors, ici rien ne peut t’arriver.
Alors, elle s’était penchée un
peu plus et, là, elle l’avait embrassé.
Oh, ce n’était qu’un baiser
furtif, léger. Les lèvres de la voyante avaient effleuré ses joues, mais il
avait éprouvé un véritable choc électrique à ce contact. Elle ne lui avait pas
laissé le temps de répondre car, tout de suite, elle avait fait demi-tour et
était sortie de la pièce. Elle s’était retournée avant de fermer la porte et il
avait entraperçu son regard brillant et le sourire qu’elle lui adressait. Il
eut, malgré sa fatigue, beaucoup de peine à s’endormir.
Le jour pénétrait à travers les
persiennes dans la petite pièce tendue de velours rouge. Le regard ensommeillé
de Sénart se posa sur une statuette éclairée par un rayon de soleil, et il
faillit sauter hors de son lit. L’objet représentait une nymphe des bois et
semblait avoir été sculpté à la ressemblance de la jeune fille qui l’avait
abordé au cours de cette soirée orgiaque. Il la revit un bref instant,
silhouette gracieuse et nue courant dans la nuit d’Ermenonville. Puis l’image
de son cadavre mutilé lui revint à l’esprit. Sénart avait un goût amer dans la
bouche. Cette mission ne lui plaisait pas du tout. Peut-être moins encore que
ses visites d’inspection dans les départements de l’Ouest. Au moins, là-bas, il
n’avait qu’à noter tout ce qu’il voyait sans commentaire ni appréciation. On ne
lui demandait rien d’autre que de répéter, transmettre, communiquer.
Mais, depuis deux jours, il
vivait dans l’angoisse permanente.
Incapable de se lever du sofa
où il avait passé la nuit, il tenta de se remémorer tous ses sujets de
crainte : d’abord la peur de déplaire à Vadier, ensuite celle de se
retrouver dans une cellule comme suspect, traduit devant le Tribunal révolutionnaire,
etc. Il avait vu trop d’exécutions pour se faire la moindre illusion sur la
sécurité que pouvait lui donner son poste ou l’amitié du Grand Inquisiteur. Et
puis il y avait la peur de laisser la Sibylle s’échapper : elle avait
entrepris une première tentative. Qui sait si elle ne préparait pas la
seconde ? Il y avait également cette Loge Noire à laquelle se superposait
la vision du cadavre déchiqueté de la rue des Ménétriers. Un monstre, une loge
vendue au diable, les frères de l’ombre.
Découragé, Sénart s’assit et
entreprit de remettre de l’ordre dans ses vêtements afin de retrouver le peu de
dignité que lui conférait l’uniforme révolutionnaire. La poudre étalée généreusement
par la Sibylle lui recouvrait encore une partie du visage. Il se frotta comme
il put devant la glace.
— Allons, paresseux,
debout !
Marie-Adélaïde l’interpella
joyeusement. Elle venait avec un broc rempli d’eau et une bassine.
— Lave-toi un peu, citoyen, car
tu as piteuse allure ce matin. Enfin, ce matin, je devrais plutôt dire cet
après-midi. Il est presque une heure !
Il sursauta :
— Une heure, mais j’ai donc
dormi tout ce temps !
Elle s’assit près de lui après
avoir posé ses accessoires sur la table.
— Tu avais l’air tellement bien
que je n’ai pas osé te réveiller. Ah oui, et j’ai aussi pensé que tu avais
faim.
Une bonne odeur commençait à se
répandre dans la pièce.
— La cuisine est à côté, tu y
trouveras de quoi manger.
— Où vas-tu ?
— Une petite course, même les
Sibylles doivent pourvoir aux choses ordinaires de la vie. Au fait, ne
t’inquiète pas, je reviendrai. J’aurais pu m’enfuir toute la matinée tellement
tu ronflais de bon cœur. Ah, tu fais un drôle de petit geôlier, tu sais ?
Elle se leva et sortit de la
pièce avec un signe de la main. Il se sentit rempli de mélancolie. Elle avait
revêtu une robe plus ordinaire mais qui ne parvenait pas à l’enlaidir. Pourquoi
restait-elle si mystérieuse ? Parfois, elle lui jetait des regards d’une
tendresse qui le faisait rougir. Une minute plus tard, elle paraissait au bord
des larmes et l’instant d’après elle riait aux éclats comme pour se moquer de
lui. Il la sentait vulnérable et invincible à la fois. Comme si rien ne pouvait
l’atteindre malgré
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