La Sibylle De La Révolution
oppressée. Gabriel-Jérôme prit le chandelier de sa
main libre et s’approcha avec précaution. À pas comptés, il franchit le seuil
et s’arrêta.
L’enfer.
Même les pires tableaux
représentant l’Apocalypse ou le Jugement dernier n’auraient pu donner ne
serait-ce qu’une vague idée du carnage qui s’offrait à lui.
Son esprit mit du temps à
analyser les images que lui renvoyaient ses yeux. À la lueur tremblotante des
bougies, il ne perçut d’abord que du rouge. Puis il vit que ce n’étaient que
des traînées sur un mur de couleur plus claire. Puis il vit les corps.
Enchevêtrés, emmêlés, parfois
dans des positions grotesques, d’autres fois démembrés ou décapités. La pièce
triangulaire était à l’origine meublée de deux rangées de bancs qui
s’alignaient jusqu’au fond. Ils avaient été brisés comme de simples fétus de
paille. Il s’approcha tandis que, derrière lui, la Sibylle poussait un cri
étouffé. De temps en temps, il devait faire un pas de côté pour éviter un corps
pantelant et ensanglanté. Sur le visage de ceux qu’il parvint à distinguer ne
se lisait que la terreur la plus pure. Les yeux grands ouverts, ils contemplaient
leur mort. Une mort indicible qui avait dû présenter les traits de Satan
lui-même. Certains tenaient encore leur épée crispée au bout de leur bras
parfois arraché. Des membres, des corps éviscérés. Le sang qui coulait encore
et cette odeur de triperie qui prenait à la gorge.
Combien de fois l’avait-il
sentie au cours de ses missions lorsqu’il notait les massacres de Carrier et de
ses bourreaux, là-bas, en Vendée ? Combien de fois avait-il contemplé ces
regards horrifiés et sans vie ? Une immense fatigue l’envahit. À quoi servait-il
de se battre, à quoi bon vivre encore ? À quoi bon cet amour sans espoir
pour la Sibylle ? Au bout du compte c’était toujours la cruauté, la force
brutale qui l’emportaient… Derrière lui, Marie-Adélaïde sanglotait.
Non, il n’abandonnerait pas. Il
ne laisserait pas impuni un tel crime, une telle abjection ! C’était assez
de se taire, de noter les horreurs des hommes sur des registres que personne ne
lirait. Cette fois-ci, il agirait. Un instant lui vint à l’idée que Vadier,
sans nul doute, se réjouirait d’une telle hécatombe : après tout, ces gens
étaient des ennemis de la Révolution.
Oui, mais ils étaient aussi des
êtres humains, des hommes pacifiques et de parole. Personne ne méritait de
mourir comme cela. Même pas les girondins, même pas les fédéralistes, même pas
les ci-devant. Il s’était tu et était resté passif trop longtemps. Maintenant,
tout allait changer.
Il y avait dans la pièce une
trentaine d’hommes. Le sang était encore frais et les cadavres encore chauds.
La scène n’était pas vieille, une heure tout au plus. Il songea que, peut-être,
ils seraient arrivés à temps s’ils s’étaient dépêchés. Mais non : d’abord,
il ne connaissait pas l’endroit où se trouvait le temple. Ensuite, avec son
ridicule pistolet, il n’aurait pas pu faire grand-chose contre ce maelström qui
avait brisé le corps des francs-maçons. Il lui aurait fallu une arme plus
efficace. Un fusil sans doute.
Il avança encore, bien décidé à
s’imprégner de toute l’horreur du spectacle pour ne jamais l’oublier. Au fond
se dressait une sorte d’autel. Un bougeoir semblable au sien avait dû éclairer
la pièce mais l’assaillant quel qu’il fût s’en était servi pour tuer celui qui
siégeait derrière et le lui avait enfoncé dans la poitrine. Le coup avait été
si violent que le chandelier avait proprement cloué le malheureux sur son
siège. Il contempla le visage du mort, déformé lui aussi par la terreur, mais
ne put le reconnaître. Au fond de la pièce avaient été accrochés plusieurs étendards
décorés de symboles maçonniques : « Les Amis réunis »,
« Les Neuf Sœurs », « Les Philalèthes »… Sans doute les
loges auxquelles ces gens avaient appartenu avant que les Comités ne les
mettent en sommeil. Au milieu était sculpté un triangle au centre duquel
brillait un œil de feu. De grands rayons peints en doré en partaient.
Au-dessus, le bourreau avait tracé quelques lettres de sang après avoir
vraisemblablement trempé ses mains dans les blessures de ses victimes.
Abaddon .
Il connaissait le nom de celui
qu’il allait devoir tuer ; mais il tuerait aussi dom Gerle car, quelle que
soit la
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