La Sibylle De La Révolution
créature à la force infernale qui avait pu en un seul éclat de violence
liquider trente hommes valides et pour certains armés, c’était le chartreux qui
l’avait invoquée et guidée jusqu’ici.
— Gabriel ?
Il se retourna :
Marie-Adélaïde le fixait avec désespoir, chancelante. Elle allait s’évanouir.
Il se reprit tout de suite. « Combien de temps suis-je resté à regarder
ces corps ? » se demanda-t-il. Immédiatement il rangea son pistolet
et, de sa main libre, aida la jeune femme à sortir du temple.
— C’est fini, hoquetait-elle.
Ils sont tous morts. Pourquoi ne l’ai-je pas prédit plus tôt ? Il n’y a
plus aucun espoir. Tout est perdu.
Il la ramena dans le pronaos et
l’installa du mieux qu’il put dans un fauteuil. Elle semblait vivement
affectée, inconsciente. Elle délirait.
— Abaddon, le cavalier. Les
sauterelles. Idraël, je t’en prie, viens-nous en aide.
Il resta impuissant. Que
pouvait-il faire pour la soulager ?
— Monsieur Sénart ?
Il se retourna brusquement et
son arme jaillit de dessous son gilet. Devant lui se dressait un inconnu qui
venait de l’entrepôt. Mais bien vite, il se rendit compte que l’homme n’avait
rien de menaçant. En fait, il s’agissait d’un paisible aristocrate, si l’on en
croyait son vêtement et sa perruque. D’une cinquantaine d’années, il portait
une canne et un chapeau mais il avait autour de la taille une sorte de tablier
brodé de motifs colorés. Sénart se rappela en avoir vu de semblables sur les
corps épars dans la pièce.
— Qui êtes-vous ?
Bien que rassuré, il n’avait
pas baissé son arme. L’autre enleva son chapeau en un geste suranné de
politesse et le salua :
— N’ayez crainte, monsieur
Sénart. Je n’ai aucune arme et quand bien même j’en aurais une, je ne saurais
sans doute pas m’en servir. Je suis celui que vous nommez le Philosophe inconnu.
Mais mon nom véritable est Louis-Claude de Saint-Martin.
Il reconnut sa voix :
celle de l’homme qui les avait guidés jusqu’au temple lors de leur première
visite.
— Notre amie, cette bonne
Sibylle, a souffert du spectacle désolant qui règne dans ce qui fut un temple
élevé aux vertus les plus hautes. Je le regrette, de si jeunes yeux n’auraient
jamais dû contempler un tel spectacle.
La jeune femme délirait
toujours. Saint-Martin s’approcha d’elle et, sortant une petite fiole de son
gilet de soie brodée, il lui en versa quelques gouttes dans la bouche.
— Voilà, elle ira mieux. C’est
un somnifère. Elle va dormir quelque temps. Je suppose que vous allez
m’arrêter, monsieur Sénart.
Il avait l’air las, lui aussi,
comme un homme à qui tout espoir avait été enlevé.
— Pourquoi vous
arrêterais-je ?
Saint-Martin sourit :
— Parce que je suis un des
hommes les plus recherchés de Paris. Robespierre et Barère se haïssent, mais se
trouvent d’accord au moins sur un point : leur haine de nos loges et de
nos travaux. Mais cela n’a plus aucune importance maintenant. Je crois que je
me suis trompé. Sur cette Révolution, sur Dieu et sur les hommes. Ne vous
méprenez pas vous aussi, monsieur Sénart. J’ai admiré les députés lorsqu’ils
ont créé la Constituante, j’ai accepté que l’on me déchoie de mes privilèges
acquis par la naissance et donc injustes. Ces immenses terres héritées de mes
ancêtres, je n’en voulais plus : non seulement elles étaient une insulte à
la misère du pauvre, non seulement elles consommaient en vain d’immenses
terrains qui pouvaient être cultivés plus utilement, mais elles exploitaient
encore faussement nos facultés et nos talents qui auraient dû se développer
dans l’architecture comme dans tous les autres arts qui pourraient concourir à
honorer Dieu et non pas l’homme. J’ai appelé la Révolution de mes vœux. Savez-vous
que, comme notre Sibylle, je suis moi aussi doué de quelque don de voyance,
quoique moins puissants que les siens ? Une nuit, en rêve, j’ai vu un gros
animal renversé par terre du haut des airs par un grand coup de fouet ;
j’ai vu ensuite un autel que j’ai d’abord pris pour chrétien et sur lequel
quantité de personnes passaient et repassaient avec précipitation, et comme
voulant le fouler aux pieds. Je me suis réveillé affligé par ce que je venais
de voir ; et la suite de ma vie m’a donné de vivre depuis nombre
d’événements qui ont l’air d’être la confirmation de ce songe. C’était
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