La Sorcière
« Si cela m'arrivait ! »
Les seules descriptions détaillées que l'on ait sont, je l'ai dit, modernes, d'un temps de paix et de bonheur, des dernières années d'Henri IV, où la France refleurissait. Années prospères, luxurieuses, tout à fait différentes de l'âge noir, où s'organisa le sabbat.
Il ne tient pas à M. de Lancre et autres que nous ne nous figurions le troisième acte comme la kermesse de Rubens, une orgie très-confuse, un grand bal travesti qui permettrait toute union, surtout entre proches parents. Selon ces auteurs qui ne veulent qu'inspirer l'horreur, faire frémir, le but principal du sabbat, la leçon, la doctrine expresse de Satan, c'est l'inceste, et, dans ces grandes assemblées (parfois de douze mille âmes), les actes les plus monstrueux eussent été commis devant tout le monde.
Cela est difficile à croire. Les mêmes auteurs disent d'autres choses qui semblent fort contraires à un tel cynisme. Ils disent qu'on n'y venait que par couples, qu'on ne siégeait au banquet que deux à deux, que même, s'il arrivait une personne isolée, on lui déléguait un jeune démon pour la conduire, lui faire les honneurs de la fête. Ils disent que des amants jaloux ne craignaient pas d'y venir, d'y amener les belles curieuses.
On voit aussi que la masse venait par familles, avec les enfants. On ne les renvoyait que pour le premier acte, non pour le banquet ni l'office, et non même pour ce troisième acte. Cela prouve qu'il y avait une certaine décence. Au reste, la scène était double. Les groupes de familles restaient sur la lande bien éclairés. Ce n'était qu'au delà du rideau fantastique des fumées résineuses que commençaient des espaces plus sombres où l'on pouvait s'écarter.
Les juges, les inquisiteurs, si hostiles, sont obligés d'avouer qu'il y avait un grand esprit de douceur et de paix. Nulle des trois choses si choquantes aux fêtes des nobles. Point d'épée, de duels, point de tables ensanglantées. Point de galantes perfidies pour avilir l' intime ami . L'immonde fraternité des Templiers, quoi qu'on ait dit, était inconnue, inutile ; au sabbat, la Femme était tout.
Quant à l'inceste, il faut s'entendre. Tout rapport avec les parentes, même les plus permis aujourd'hui, était compté comme crime. La loi moderne, qui est la charité même, comprend le cœur de l'homme et le bien des familles. Elle permet au veuf d'épouser la sœur de sa femme, c'est-à-dire de donner à ses enfants la meilleure mère. Elle permet à l'oncle de protéger sa nièce en l'épousant. Elle permet surtout d'épouser la cousine, une épouse sûre et bien connue, souvent aimée d'enfance, compagne des premiers jeux, agréable à la mère, qui d'avance l'adopta de cœur. Au moyen âge, tout cela, c'est l'inceste.
Le paysan, qui n'aime que sa famille, était désespéré. Même au sixième degré, c'eût été chose énorme d'épouser sa cousine. Nul moyen de se marier dans son village, où la parenté mettait tant d'empêchements. Il fallait chercher ailleurs, au loin. Mais, alors, on communiquait peu, on ne se connaissait pas, et on détestait ses voisins. Les villages, aux fêtes, se battaient sans savoir pourquoi (cela se voit encore dans les pays tant soit peu écartés). On n'osait guère aller chercher femme au lieu même où l'on s'était battu, où l'on eût été en danger.
Autre difficulté. Le seigneur du jeune serf ne lui permettait pas de se marier dans la seigneurie d'à côté. Il fût devenu serf du seigneur de sa femme ; eût été perdu pour le sien.
Ainsi le prêtre défendait la cousine , le seigneur l'étrangère . Beaucoup ne se mariaient pas.
Cela produisait justement ce qu'on prétendait éviter. Au sabbat éclataient les attractions naturelles. Le jeune homme retrouvait là celle qu'il connaissait, aimait d'avance, celle dont, à dix ans, on l'appelait le petit mari . Il la préférait à coup sûr, et se souvenait peu des empêchements canoniques.
Quand on connaît bien la famille du moyen âge, on ne croit point du tout à ces imputations déclamatoires d'une vaste promiscuité qui eût mêlé une foule. Tout au contraire, on sent que chaque petit groupe, serré et concentré, est infiniment loin d'admettre l'étranger.
Le serf, peu jaloux (pour ses proches), mais si pauvre, si misérable, craint excessivement d'empirer son sort en multipliant des enfants qu'il ne pourra nourrir. Le prêtre, le seigneur, voudraient qu'on augmentât leurs serfs, que
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