la tondue
j’emprunterai… »
Le père se leva péniblement. Il regarda son fils puis les autres et prononça lentement, en articulant bien les mots pour leur donner encore plus de poids :
« Non, non et non, moi vivant, on n’empruntera pas… Le tracteur, bien que je ne le veuille pas, j’ai bien peur qu’il me faille y passer, mais emprunter, ça non ! » Il rangea soigneusement sa chaise et sortit en claquant la porte. La mère le regarda partir, immobile, comme pétrifiée. Dans le silence, on entendit le père quitter ses chaussures, assis au pied de l’escalier, puis, tout en grommelant, monter les marches de son pas lourd et traînant. Quand la porte de la chambre se fut refermée, d’un claquement sec, la mère se tourna vers Jacques qui n’avait pas bougé et lui dit doucement :
« Explique ce que tu veux. Elle énuméra sur ses doigts : un tracteur… réparer… et puis… »
Jacques lui coupa brutalement la parole :
« Et puis… Et puis… Vous ne voulez pas comprendre ce que je veux ! Je veux changer notre façon de vivre et travailler sans nous fatiguer, et de façon rentable, non à la petite semaine comme on le fait depuis toujours… Le monde est en train de changer et je ne vois pas pourquoi on ne suivrait pas, sous prétexte qu’autrefois on ne l’avait jamais fait. »
Il s’agitait et s’énervait de plus en plus. Il continua :
« Il faut du matériel, il faut modifier l’entrée des granges et, peut-être, construire de nouvelles étables… Pour cela il faut de l’argent… »
Il regarda un moment sa mère, puis continua :
« Peut-être avez-vous un peu d’argent, mais ça m’étonnerait que vous en ayez assez pour faire tout ce dont j’ai envie… »
La mère jeta un regard en biais à Yvette et dit simplement :
« Il faut voir. »
Puis, à son tour, elle sortit, oubliant, pour un soir, de lever la table et de ranger la cuisine.
XXII
L’héritage
Et le temps passa… Les bêtes malades disparurent des étables qui restèrent vides plusieurs semaines, tandis que les femmes se lamentaient au lavoir et que les hommes, la colère au cœur, abattaient un travail monstre pour ne pas laisser deviner leur douleur.
Et puis la vie reprit ; lentement tout d’abord, de plus en plus vite à mesure que passait le temps…
Dans le village, une ou deux fermes seulement avaient été épargnées par la maladie. Toutes les autres furent obligées de changer leur cheptel ; et cela se faisait dans un déchirement profond. Gens et bêtes avaient leurs habitudes et se considéraient comme de vieux amis : se séparer avait été ressenti comme la perte d’un être cher, un véritable deuil familial. Il n’était pas rare d’apercevoir des yeux rougis et des visages sur lesquels se lisait toute la détresse du monde. Les nouvelles bêtes, la plupart efflanquées et hagardes, étaient regardées d’un mauvais œil et, se sentant indésirables, elles devenaient difficiles et sournoises.
Les temps étaient durs. Beaucoup de paysans qui avaient travaillé toute leur vie pour faire de petites économies les voyaient s’envoler, emportées par l’achat du bétail. D’autres, contraints et forcés, avaient pris le chemin du Crédit Agricole pour emprunter l’argent qui les sauverait de la ruine. Mais, contrairement aux idées reçues, ce furent ces derniers qui s’en tirèrent le mieux. Loin de cacher leur emprunt, comme ils l’auraient fait quelques années auparavant, ils clamaient partout que c’était la solution-miracle qui leur permettait de repartir d’un bon pied, et ils prétendaient même que, dans une dizaine d’années, tout le monde serait obligé d’en passer par là…
Jacques était au régiment, quelque part en Allemagne avec les armées d’occupation. Il ne revenait que rarement à la maison. Les permissions qu’il passait avec les siens ne dépassaient pas deux ou trois jours. Il paraissait enchanté de cette vie si différente de celle qu’il avait vécue jusque-là.
Quand il était là, le père ne disait rien, mais il considérait son fils avec étonnement, comme un étranger. La mère, elle, supportait mal l’enthousiasme du jeune homme. Elle ne comprenait pas et gémissait sourdement :
« Il ne restera pas à l’armée, tout de même. Et la ferme ! »
Elle prenait Yvette à témoin, oubliant que la jeune fille avait autant de droits que son frère sur la propriété.
« Après ce que nous avons fait, tous les deux, pour
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