la tondue
faudra bien des bœufs si on veut travailler, que penses-tu faire, toi ? s’étonna le père en regardant son fils.
— Si, je veux travailler, mais pas à n’importe quelles conditions.
— De quelles conditions parles-tu ? Nous sommes des paysans, il faudra toujours semer et récolter, et tous les beaux parleurs qui promettent la lune n’y changeront rien.
— Je sais, et je veux bien rester paysan mais à condition de me moderniser.
— Te moderniser, se moderniser, vous, les jeunes, vous n’avez que ce mot à la bouche… »
Se mêlant à la conversation, la mère ajouta rapidement :
« Mais nous avons déjà changé la maison et, quand tu te marieras, nous ferons refaire ta chambre et…
— Il n’est pas question de ça, l’interrompit Jacques, je parle de moderniser l’exploitation. Il est temps d’acheter un tracteur et de ramasser le blé à la moissonneuse. »
Le père tapa du poing sur la table :
« On était très bien montés en bœufs et j’en trouverai d’autres si ceux-là n’en peuvent plus ; mais je ne veux pas de tracteurs ici ! Ils sont faits pour la plaine et les pays à la terre légère ; ici, ils ne sont pas assez puissants pour notre sol en pente et notre terre dure. Tu te rappelles celui qu’avait acheté Jean Leturc ? Il ne pouvait pas même tirer la charrue, là-haut à l’Evès, là où ça penche tant. Tu veux, toi, que l’on soit la risée du pays en ne labourant que le milieu des champs ! Je sais ce que c’est, avec votre manie de tout vouloir faire à la machine, les haies vont être de plus en plus épaisses et les champs de plus en plus petits… Non, je te le dis, je ne veux pas d’un tracteur ici ! Et puis d’abord, un tracteur, ça vaut de l’argent et où iras-tu le chercher, toi, cet argent ?
— Pas de problèmes, de l’argent, j’en trouverai…
— Qu’est-ce que tu crois, blanc-bec, l’argent ne tombe pas tout rôti dans le porte-monnaie. Il faut d’abord le gagner. Qu’est-ce que tu as fait, toi, jusqu’ici pour avoir de l’argent pour acheter des machines ?
— Non, je n’ai pas d’argent ; mais j’emprunterai. » La mère, qui se trouvait près de ses fourneaux, se retourna comme si un serpent l’avait piquée :
« Emprunter ! Il n’en est pas question… Aussi longtemps que moi je serai vivante, on n’ira pas demander l’aumône !
— Je ne demande pas l’aumône ! Au Crédit Agricole, ils prêtent de l’argent, c’est leur métier. Quand j’aurai réussi, je les rembourserai. Et même, je peux rembourser chaque année sans m’en apercevoir, et…
— Et, à la fin, tu es obligé de mettre la clé sous la porte… On connaît la musique. D’autres, avant toi, se sont crus aussi malins, et on a vu où ça les a conduits. Regarde Ségala…
— Ségala, c’est une autre histoire. »
Clémence essayait vainement de calmer le jeu.
Elle était suspendue à la manche de son mari, mais ne pouvait placer un mot, tellement les deux hommes étaient pris dans leur discussion. À la fin, lasse d’attendre, elle tapa, avec sa louche, sur la table et cria d’une voix extraordinairement élevée :
« Taisez-vous, tous les deux et écoutez-moi : toi, Joseph, calme-toi ; et toi, Jacques, ne monte pas sur tes grands chevaux. Il y a un moyen de vous mettre d’accord.
— Ah oui, lequel ? demandèrent en même temps les deux hommes.
— C’est vrai ce que dit le petit, il faut moderniser. Je crois, mon pauvre Joseph, que tu le veuilles ou non, qu’il faudra bien, un jour, acheter un tracteur…
— Ah, tu vois, triompha Jacques.
— Laisse-moi parler. Il faudra, peut-être, un tracteur, mais nous n’irons pas emprunter pour autant, on le paiera comme on a toujours payé ce qu’on a acheté. »
Jacques continua, têtu :
« Il y a plus que le tracteur ; il faudra changer beaucoup de choses et il y en aura pour un paquet d’argent. Je ne vois pas comment on pourrait le faire sans prendre un emprunt…
— On fera les choses les unes après les autres. On ne peut pas avoir tout en même temps. Mais je te le dis et je te le répète, je suis d’accord avec ton père, pas d’emprunts…
— Et comment feras-tu ? Le bétail, l’étable, le tracteur, le matériel… Tu auras de l’argent pour tout ça ?
— Je te dis que nous ne sommes pas des mendiants, si on achète des choses, on les paiera !
— Je suis sûr que ce n’est pas possible,
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