La Volte Des Vertugadins
les
aimait alors dans les grandes maisons, non point avenant, mais laid à faire
peur, se tenait, montant une garde hargneuse auprès d’un coffre presque aussi
haut que lui, dans lequel il entassait, l’un après l’autre, les brimborions que
les balais poussaient vers lui, tout en dardant sur les chambrières des regards
étincelants de méchanceté. Noémie me confia par la suite que Monsieur de
Réchignevoisin était amoureux de ce nain. Ce que je ne pus croire : il
était si monstrueux. Quant à ce qu’on faisait de ces bagatelles, comme
certaines étaient de prix, je gage qu’on les mettait sous clé pour les rendre à
leurs possesseurs dans le cas où ils les demanderaient. Mais, à ce que m’assura
Noémie, personne ne réclamait jamais les mignonnes pantoufles de danse qu’on
trouvait sous les tabourets après chaque bal, les dames se trouvant fort
vergognées d’avoir dû regagner leur carrosse les pieds nus.
Je tâchais de ne point laisser mon regard se poser sur le
nain, tant la malévolence lui sortait des yeux, mais du coin des miens, je vis
bien qu’il me désignait à Réchignevoisin comme m’étant approprié un éventail de
prix. Le chambellan me jeta un regard, un seul, mais n’osa piper mot et moi,
indigné par l’insolence de ce petit monstre, je déployai aussitôt l’éventail et
me mis à m’éventer, sans qu’il y eût à cela la moindre nécessité, la brise qui
entrait par les fenêtres grandes ouvertes étant fraiche encore. La façon
ostentatoire dont je maniai l’éventail me parut à moi-même quelque peu outrée
mais, à vrai dire, j’avais la bouche sèche, l’assiette incertaine et l’esprit
embrumé, en plus d’une migraine dans l’œil gauche. On m’eût dit à cet instant
que le nain était, en réalité, un mauvais génie qui, par ses maléfices, avait
fait s’évanouir dames et seigneurs, qu’à peu que je l’eusse cru.
Sur ces entrefaites, trois coups furent frappés, non sur le
plancher, mais au plafond et d’une façon si violente que mon cœur se mit à
battre comme dans l’attente d’un événement terrifiant. En même temps, venue
d’en haut une voix forte prononça quelques paroles dans une langue gutturale et
incompréhensible à laquelle les valets lorrains dans la salle répondirent à
l’unisson d’une voix rauque tout en levant les bras au ciel tous ensemble,
comme s’ils allaient faire une offrande à quelque divinité. Je vis alors les
trois énormes lustres de la grand’salle descendre au-dessus de leurs têtes et
je compris que les chaînes qui les retenaient, passant par des trous pratiqués
dans le plafond, se trouvaient engagées dans des poulies que d’autres valets au
grenier manœuvraient avec circonspection, car la descente se fit sans bruit,
sans heurts et sans à-coups avec une lenteur inéluctable, comme celle du jour
qui baisse ou d’un destin qui s’accomplit.
Les valets reçurent les lourdes machines les bras tendus, et
dès que leurs pointes ouvragées atteignirent le sol, ils crièrent quelques mots
en leur rude dialecte dans la direction du plafond et je vis les chaînes
s’immobiliser et se tendre de façon à maintenir les luminaires en
équilibre : opération qui avait dû se faire une fois déjà au cours de ce
bal (mais pendant que je dormais) afin de renouveler les chandelles, car je
doute fort que celles-ci, si longues fussent-elles, eussent pu durer toute la
nuit. De toute façon, de toutes ces mèches qui, allumées, avaient éclairé cette
fête magnifique, les yeux brillants des cavaliers, les sourires taquinants des
dames, leurs brillants atours, leurs pas glissés, courus ou sautés, les
bonnetades, les révérences, les mines et les mimes, il ne restait rien que de
laides traînées de suif jaunâtre qui salissaient les bobèches de cuivre et que
les valets, sortant de leurs larges poches des petits couteaux, entreprirent de
gratter – les chambrières disposant sur le sol des torchons pour
recueillir les fragments qui tombaient afin d’éviter que le parquet fût sali.
Je ne sais pourquoi, ce spectacle me remplit de tristesse.
Je me levai et m’approchant de Monsieur de Réchignevoisin,
mais sans jeter l’œil sur le nain tant je craignais de rencontrer son mauvais
regard, je remis entre ses mains l’éventail oublié et apprenant de sa bouche
que Son Altesse dormirait à coup sûr tout le jour, je le priai de me faire
raccompagner en carrosse en mon logis du Champ
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