La Volte Des Vertugadins
de
Lichtenberg pour une vertu inaccessible et c’est vrai qu’elle vit très retirée.
Mais il n’est pas impossible qu’elle s’ennuie dans son retirement. Après tout,
le Comte est mort depuis deux ans déjà. » Je me tus, mais cette façon de
parler me déplut. Elle supposait des failles et des faiblesses à mon idole.
Pourtant, je regardai la Gräfin tartiner pour moi la
première galette avec des émotions où il n’y avait plus trace de la quasi
filiale gratitude que j’avais la première fois ressentie à son endroit et pour
dire tout le vrai, elle eût sans doute trouvé les regards que je promenais sur
ses charmes de la dernière effronterie, si elle n’avait pas eu les paupières
baissées sur ses magnifiques prunelles, étant absorbée dans sa tâche
nourricière avec le sérieux qu’elle mettait à tout. Je me sentais quelque peu
coupable de la considérer ainsi, étant pénétré pour elle d’un sentiment voisin
de la vénération. Mais je me flattais d’être assez prompt pour lui dérober
l’indiscrétion de mes œillades au moment précis où, levant la tête, elle allait
me tendre ma tartine sur une petite assiette. Parce que je partageais mes
siestes avec Toinon, je croyais connaître « il gentil sesso »
mais, béjaune que j’étais, je ne savais pas encore qu’une femme n’a pas besoin
de ses yeux pour sentir sur elle la chaleur d’un regard.
Cependant, l’amour commençait à me donner de l’esprit, car
de mes yeux, comme collés à sa personne, je suivais tous ses gestes et je finis
à la longue par m’apercevoir qu’elle mettait plus de temps à confiturer mes
galettes qu’il n’en était besoin. J’en conclus qu’elle sentait mes regards sur
elle – ce qui était vrai – et qu’elle allongeait sa tâche, parce
qu’ils l’embarrassaient – ce qui était loin d’être vrai : j’en pris
conscience dans la suite, mais cette connaissance, comme toutes celles qui
concernent l’objet aimé, me vint trop tard pour être utile.
— Eh bien, voilà ! disait-elle en posant la
tartine sur une petite assiette, c’est fini. Et vous allez pouvoir réparer vos
forces…
Ainsi me prévenait-elle d’avoir à rengainer les regards que
je promenais sur son cou, sa gorge et ce que son vertugadin me laissait deviner
de ses formes. Mais elle disait ces paroles d’un ton si uni que j’apercevais le
signal d’avoir à me replier, sans deviner la complicité qu’il impliquait. Ainsi
son adresse autant que ma naïveté nous ménageaient des moments d’autant plus
charmants qu’ils demeuraient dans les marges les plus floues de nos volontés et
ne réclamaient de ma part aucune initiative, et de la sienne, aucune décision.
Elle me recevait chaque fois dans une pièce différente de
son hôtel et j’aurais dû remarquer – comme je le fis plus tard – que
cette pièce, soit que ce fût voulu, soit, comme je crois, quasi involontaire,
était chaque fois plus petite. Car nous passâmes ainsi d’un grand salon à un
salon plus intime, de celui-là à une petite verrière où il y avait des plantes
vertes, de la verrière à une chambre, et de la chambre à un cabinet où, à part
une coiffeuse, il n’y avait place que pour une chaire à bras et un tabouret.
Cependant, cette progression ne fut pas régulière, car on retourna une fois au
moins au grand salon. Mais ce retour que je vécus comme une régression et qui
m’attrista demeura l’exception. Dans la suite, la tendance vers la petitesse du
lieu continua à s’affirmer et l’emporta enfin tout à plein.
C’est dans le cabinet que j’ai dit qu’un jour, après la
collation, Madame de Lichtenberg saisit, tout en parlant, une petite lime à
manche d’ivoire sur sa coiffeuse et entreprit de se limer les ongles. Ce soin
me surprit d’abord, mais à la réflexion m’enchanta, puisqu’il m’admettait
auprès d’elle sur un pied de familiarité dont je n’aurais jamais osé rêver. En
plus, il me donnait deux plaisirs : celui de la couvrir tout mon saoul de
mes regards, puisqu’elle avait les yeux baissés sur ses ongles, celui aussi de
l’écouter car, en raison peut-être de son occupation, la conversation elle-même
devint plus familière.
À une question que je lui posai, elle me parla de
Bassompierre avec une franchise qui m’étonna.
— Bassompierre, dit-elle, est un de ces Allemands qui
méprisent quelque peu les Français en raison des vertus qui leur manquent, et
en même temps
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