La Volte Des Vertugadins
prit avantage pour me tirer à part et me dire à
l’oreille :
— Henri va sans doute quérir de vous de reprendre la
lecture de L’Astrée après Gramont. Me permettez-vous, Chevalier, de lui demander
de relayer Gramont à votre place ? Je dois souper chez Monsieur le
Connétable et suis furieusement désireux de m’y rendre. J’ai passé une
après-midi fort décevante. Je fus visiter Mademoiselle de Montmorency sans la
trouver, car par le plus fâcheux des chassés-croisés, elle était au Louvre
tandis que je la cherchais chez elle.
J’acquiesçai incontinent et dès que le Roi, ouvrant les
yeux, m’appela à prendre la suite du Comte de Gramont, Bassompierre s’avança
et, faisant état de mon accord, lui adressa sa demande. La paupière à demi
baissée sur l’œil, le Roi me parut l’écouter d’un air entre deux airs.
Toutefois il consentit assez gracieusement à sa requête et lui accorda même
toute liberté de coucher chez lui, à condition qu’il revînt le voir le lendemain
sur le coup de huit heures. Bassompierre, sans s’arrêter à la demi-froideur du
Roi, ou plutôt à sa demi-chaleur, le remercia avec effusion et commença sa
lecture avec un élan et un entrain qui ne s’accordaient guère au chagrin
d’amour que Céladon traversait dans le texte. J’eus le cœur quelque peu serré
de le voir – je parle de Bassompierre et non de Céladon – si beau, si
fringant, si fier de lui et tout inconscient des noires nuées qui
s’amoncelaient sur sa tête.
Mais pour tout dire, j’avais bien assez de celles qui
menaçaient la mienne et que cette ménade rousse m’avait annoncées. Vramy !
N’était la présence du Roi, j’eusse éclaté, tant j’étais indigné. La langue de
Mariette tant de fois réprimée et qui jasait encore ! La noire malice de Toinon !
L’ire de la Sobole ! L’humeur inquisitive de la Duchesse de Guise !
Toutes conjuguées, quelle méchante affaire elles me mettaient sur les
bras ! Et que de mal m’allaient faire tous ces vertugadins, non point en
me détestant mais le comble, il colmo, comme dirait la Reine, en
m’aimant trop !
Tandis que j’étais occupé à mâcher et ruminer les amertumes
et les anxiétés de ma situation, Bassompierre, de sa voix bien timbrée,
détaillait avec une bien involontaire gaîté les traverses et les tribulations
de Céladon, lequel, comme je crois avoir dit déjà, la perfidie des méchants
avait séparé de la belle Astrée. Si Bassompierre eut osé, il eût jeté un regard
à sa montre-horloge et supputé le temps qu’il avait encore à passer au Louvre,
un temps vide et volé, puisqu’il le séparait du moment où il irait s’asseoir
pour souper à la table du Connétable, ayant en face, ou à côté de lui, la belle
qu’il avait passé toute l’après-midi à tâcher de voir sans y parvenir.
Cette impatience n’échappait pas à Henri. Il en devinait la
cause et peut-être, sans expressément le vouloir, il prolongeait la lecture. Il
me parut, tandis que Bassompierre lisait, qu’il l’envisageait de bien étrange
façon. Jusqu’à ce jour, il n’y avait rien à la cour que le roi de France aimât
mieux que ce comte allemand. Il portait aux nues son talent, son esprit, sa
finesse et la facilité de son caractère. Mais si j’en croyais ses regards, ses
sentiments, depuis la veille, avaient tout soudain changé, et une sorte
d’antipathie venait de surgir en lui à son égard, contre laquelle luttait, non
sans céder quelque terrain, la fidélité légendaire du Roi à ses amitiés.
Le souper qu’on apporta au Roi sur le coup de six heures, et
qui fut aussi léger que le dîner, vint mettre un terme à l’attente de
Bassompierre. Henri sentit alors qu’il ne pouvait le retenir davantage et d’une
façon un peu abrupte qui étonna Bassompierre, mais sans qu’il entendît sa
véritable cause, lui donna son congé. Bassompierre s’agenouilla au chevet du
lit et baisa la main royale, l’air absent. Son esprit volant plus vite que son
corps, il était déjà rendu à l’Hôtel du Connétable, laissant loin derrière lui
le Louvre et un roi qui commençait à se demander pourquoi la goutte et sa
toute-puissance le retenaient en son palais, tandis que son heureux rival
courait vers la nymphe de Diane.
Je m’attendis à ce que le Roi, après le départ de
Bassompierre, me commandât de lire L’Astrée, mais il n’en fit rien. Il
mangeait avec assez d’appétit sa maigre pitance, mais
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