La Volte Des Vertugadins
j’échangeai avec elle, sur un ton d’irréprochable
politesse, les compliments d’usage, je me demandai avec un cruel découragement
comment j’oserais jamais prendre dans mes bras une dame si haute, baiser ses
lèvres et porter des doigts sacrilèges sur son vertugadin, lequel m’apparaissait
comme une sorte d’armure impossible à défaire, alors que j’avais plus de mille
fois en un tournemain retiré à Toinon son petit cotillon, lequel était si
docile à mes doigts qu’à peine l’avais-je touché il tombait déjà.
Madame de Lichtenberg me demanda des nouvelles de la santé
du Roi. Je lui en donnai, sans entrer dans l’histoire que l’on sait, ne sachant
pas ce que Bassompierre choisirait de lui dire ou de ne lui dire point. Et
après un moment, elle me fit passer de son salon dans sa chambre, où sans mentionner
du tout la lettre d’excuses un peu trop chaleureuse que je lui avais fait
porter le mercredi d’avant, elle commença ma leçon d’allemand.
Elle dut me trouver bien mauvais élève et bien distrait, car
je fis une foule de fautes, qu’elle corrigea avec la patience et la douceur
qu’elle me montrait toujours. Toutefois, la leçon finie, la collation apportée
par le valet et le verrou tiré derrière lui, elle me dit en me confiturant ma
première galette :
— Mon ami, vous n’êtes point dans votre assiette. Que
vous est-il donc arrivé ?
Elle me fit cette question d’une voix si douce, en
l’accompagnant d’un regard si tendre que mes défenses et mes réserves tombant
en un clin d’œil, je débondai mon cœur dans le chaud du moment et lui racontai
tout, et le rôle que Toinon avait joué dans ma vie, et son départ subit, mais
en prenant bien soin, toutefois, de lui cacher qu’elle en avait été l’occasion.
Elle avait depuis longtemps fini de préparer ma galette, et
les deux mains reposant, l’une sur la paume de l’autre et le dos de celle-ci
sur ses genoux, ses beaux yeux noirs fixés sur moi, elle m’écouta, toute
attention. Et bien que ce conte fût triste assez, il ne m’échappa pas qu’elle
m’écoutait avec contentement, je dirais même avec une sorte de soulagement,
comme si mon récit lui avait enlevé un grand poids. Je ne laissais pas d’être
intrigué par ce sentiment, qui si je l’avais alors entendu m’aurait donné la
clef de ce qui allait suivre.
Quand j’eus achevé, elle me tendit ma galette sur une petite
assiette et se mit elle-même à manger sans piper et sans jeter l’œil sur moi,
plongée qu’elle était dans ses pensées. Toutefois, bien qu’elle demeurât muette
assez longtemps, cela fut loin de m’embarrasser, car je ne sais comment la
chose se fit, mais je sentis que son silence et son absence de regards me
concernaient. En outre, ma confession m’avait fait à moi-même beaucoup de bien,
comme si, ayant été jusque-là divisé entre Toinon et la Gräfin, je
retrouvais mon unité.
Je ne quittai pas des yeux Madame de Lichtenberg, j’étais
attentif au souffle qui soulevait sa poitrine, au battement de ses cils, au
moindre de ses gestes. Quand elle eut fini de manger, elle essuya
minutieusement ses doigts avec une serviette, posa la serviette sur le plateau
de la collation, recula sa chaire à bras de la petite table basse qui avait
reçu le plateau, et me regarda avec une gravité qui me bouleversa.
— Monsieur, dit-elle – mais ce
« Monsieur » était tout de convention, il ne correspondait ni à son
regard, ni à son intonation, ni au fléchissement de sa taille –, quand
j’ai appris de Bassompierre qu’il avait donné autrefois une de ses nièces au
Marquis de Siorac, n’ignorant pas à quel unique usage ces garcelettes étaient
employées, je me suis demandé si c’était au service de Monsieur votre père ou au
vôtre que celle-là était entrée. À vrai dire, je me le suis surtout demandé
quand les sentiments obligeants que vous avez commencé à nourrir pour ma
personne me sont clairement apparus. La chose devint alors pour moi de la plus
grande conséquence.
Elle se tut, comme si elle était décidée à n’en pas dire
plus. Et quant à moi, trouvant quelque obscurité dans ses paroles, je pris sur
moi de lui dire :
— Madame, je ne suis pas sûr d’avoir compris votre
propos. Peux-je vous demander pourquoi la chose était pour vous si
importante ?
Elle se leva, me donnant à entendre que notre entretien
était terminé, mais en même temps elle corrigea ce que ce congé
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