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L'absent

L'absent

Titel: L'absent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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les droits féodaux, et les prêtres la dîme.
    — Des brochures ?
    — Il en pleut de toutes parts.
    — M’en avez-vous apporté ?
    — J’en ai quelques-unes dans mon portefeuille, mais
elles sont un peu chiffonnées, et puis elles ne font pas toutes votre éloge…
    — Je suis bien aise de lire le pour et le contre.
    — Vous vous y prenez un peu tard. C’est quand vous
étiez fort qu’il fallait écouter tout le monde.
    — Avez-vous lu Chateaubriand ? demanda l’Empereur
pour éviter de s’expliquer sur son comportement des dernières années.
    — Chateaubriand ? dit Marceau. Du tout pur, et qui
vous accable pas mal.
    — Il a du génie : il ne plaît pas aux puristes
mais il entraîne.
    — Je voudrais, sire, pouvoir vous entraîner comme son
style.
    — C’est bien. Allez vous reposer. On vous remettra dix
mille francs.
    — Sire, on ne vient pas à l’île d’Elbe pour de
l’argent, à moins qu’on ne soit envoyé pour vous trahir.
    Octave, appelé, s’occupa du messager ; il lui prêta la
chambre des Mulini qu’il partageait avec Monsieur Marchand, le premier valet de
chambre, quand il ne dormait pas en ville chez Gianna, « en mission »
disait-il. Seul devant sa fenêtre, comme le jour se levait, Napoléon ramassait
les informations glanées depuis deux mois, que colportaient les voyageurs ou
les marins qui jacassaient au Buono Gusto après quelques verres,
sur lesquels Octave lui livrait des rapports quotidiens. En y ajoutant les
propos de ses visiteurs notoires et les articles, même orientés, des journaux
étrangers qu’il se faisait maintenant traduire, il se fabriquait une opinion
assez juste de la France, et il méditait là-dessus en admirant à travers la
vitre les fleurs de son jardinet.
    À Vienne, dès le début de cet automne, les alliés s’étaient
établis en congrès pour se partager l’Europe. Ils semblaient passer le temps en
futilités, ils donnaient des bals, des galas, des chasses, mais le vrai travail
s’effectuait en sous-main : tractations, promesses, marchandages, menaces,
mensonges, alliances nouées et défaites, accords en paroles, chacun en
profitait pour agrandir son influence avec ses territoires. Napoléon savait que
les rois dépeçaient son Empire, il savait aussi que cela fournissait des sujets
de brouilles et de guerres futures entre ses adversaires. Le tsar Alexandre
voulait-il le duché de Varsovie, et consolider une Pologne vassale ?
L’Autriche redoutait ce nouvel État quand, en Saxe, la Prusse menaçait déjà ses
frontières. De son côté, l’Angleterre avait intérêt à fortifier la Prusse pour
se garantir contre la Russie. Ils se formaient en clans rivaux. Talleyrand,
invité en spectateur puisque malgré lui dans le camp des vaincus, jouait les
témoins désintéressés en attisant les discordes. Son talent sournois s’y
exerçait avec plaisir, même si la France n’avait rien à dire : elle
n’avait plus d’armée.
    « La France n’a plus d’armée », se répétait
Napoléon, mais les militaires rendus à la vie civile, les prisonniers de ses
batailles rentrés au pays, tous rêvaient à son retour. Il avait appris que dans
l’Ain des bandes populaires parcouraient les villages en criant son nom et en
braillant des chants bonapartistes. Qu’à Rennes on avait sifflé au théâtre une
pièce intitulée Le retour des Lys. Qu’on avait fêté la Saint-Napoléon
dans les Vosges. Qu’à Auxerre, des furieux avaient promené un mannequin du roi
en jupes de femme. Un architecte de Calais, chargé d’édifier une colonne
commémorative du débarquement de Louis XVIII, avait reçu un billet
anonyme : « Mets-y des roulettes, à ta colonne, qu’elle puisse suivre
ton gros roi en exil ! » Les soldats des garnisons se morfondaient,
ils conservaient des cocardes tricolores au fond de leurs havresacs. Si des
petits marquis nommés officiers les obligeaient à crier « Vive le
roi ! », ils ajoutaient à voix basse « de Rome ». S’ils
jouaient aux cartes ils n’annonçaient pas le roi de pique ou de trèfle, mais le
cochon de pique ou le cochon de trèfle. Souvent, dans les casernes, des
trompettes sonnaient Il reviendra. Et le soir, les anciens de la Grande
Armée trinquaient à l’Absent.
     
    Dimanche 1 er  janvier 1815. J’ouvre un
nouveau cahier pour la nouvelle année modestement fêtée aux Mulini, par souci
d’économie. Avec ce que nous avons en caisse, nous n’avons plus que de

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