L'absent
lanterne. Octave consulte sa
montre de gousset : il est trois heures du matin. Il promène sa lumière
au-dessus du sac ouvert, qui contient des lettres cachetées.
— Il n’a pas d’armes, monsieur Sénécal, dit un gros
gendarme en palpant l’inconnu, très à l’aise, très confiant.
— Et ça ? dit Octave en retirant un objet long
d’une de ses poches.
— C’est ma pipe.
Oui, c’est une pipe en écume, dans un fourreau décoré par le
profil de Napoléon. L’homme sourit :
— Partout en France on trouve des objets à l’image de
l’Empereur, partout. Il figure sur les assiettes, sur des pots de tabac, des
fers à repasser. Au Palais-Royal, le mois dernier, quelqu’un a écrit Vive
l’Empereur ! sur la glace d’une boutique, avec un diamant, et en peu
de jours d’autres avaient ajouté Approuvé, approuvé, approuvé…
— Suis-nous.
— Volontiers, messieurs.
Par précaution, on lui lia les mains dans le dos avec un
ceinturon et on le poussa vers les rochers où une barque des douanes était à
l’attache. Ils y montèrent, ils s’éloignèrent vers le port.
— À pied, dit Octave à son prisonnier, tu aurais mis
des heures, il y a des ravines, des sentiers éboulés, tu serais tombé ou tu te
serais perdu.
— Peut-être.
— Ton nom ?
— Marceau.
— Soldat ? Tu en as la démarche.
— Je l’ai été. J’ai commandé à Jemmapes et ce n’est pas
d’hier.
— Républicain ?
— Officier républicain, monsieur. Avant, j’étais
pâtissier.
— Tu viens de Paris ?
— En passant par la Bourgogne, Lyon, Avignon,
Marseille, Toulon où le maréchal Masséna m’a remis un pli, et Nice, et Gênes,
et me voici.
— De Paris à Nice, combien de temps ?
— Je donnerai les détails de mon voyage à l’Empereur.
Moi aussi j’ai des ordres.
— De qui ?
— Je le dirai à l’Empereur. Je ne suis pas armé, cela
devrait vous contenter.
Octave ne posa plus aucune question jusqu’aux Mulini.
Napoléon, réveillé à cette heure, chantait sur la terrasse Si le roi m’avait
donné Paris sa grande ville , en contemplant la mer qui battait les falaises
et le bas des fortifications.
Sa Majesté reçut le messager sans témoin. L’homme était
mandaté par des patriotes italiens, naguère groupés à Turin en gouvernement
fantôme, aujourd’hui émiettés dans la péninsule, et par leurs correspondants
français, proches de l’ancienne Cour impériale. Les premiers voulaient un roi
d’Italie, les seconds préparaient un retour aux Tuileries. L’Empereur était
assis dans son cabinet de travail, il étudiait cet officier marqué par les
combats, balafré sur le front, les cheveux grisonnants, et l’autre, presque au
garde-à-vous, lui répondait du tac au tac :
— Que fait-on en France ? demandait l’Empereur.
— On vous attend.
— Que dit-on ?
— Que vous reviendrez.
— Avec quelle armée ?
— Vous n’en avez pas besoin.
— Comment cela ?
— Votre Majesté ne sait pas ce qui se passe en
France ?
— Je sais qu’on y fait beaucoup de sottises.
— Tous les partis s’accordent : l’ordre actuel des
choses ne peut durer six mois de plus. On en parle sans se gêner dans les cafés
ou les promenades.
— J’ai abdiqué.
— On s’embarrasse fort peu de votre abdication.
— Allons !
— Montrez-vous et vous aurez une armée.
— Par quel miracle ?
— J’ai parcouru la France, tout le monde se plaint et
on vous attend partout.
— Même dans le Midi ?
— Même. Ils croyaient que les cailles allaient tomber
rôties dans la bouche, ils déchantent. C’est le pays des cigales.
— Que dit-on du roi ?
— Que c’est un assez bon homme mais que ses ministres
sont des ânes et des coquins. On se plaint qu’à la Cour on ne fait bon accueil
qu’aux traîtres et aux nobles : il n’est pas un village où on ne soit
prêt, au premier signal, à leur tomber sur le baptême.
— Combien de temps avez-vous mis jusqu’à Nice ?
— Vingt jours, sire. On m’avait ordonné de me fourrer
partout, et je vous assure qu’il est peu d’auberges, de cabarets, de cafés, de
billards où je ne sois rentré. Je ne prenais jamais la diligence que d’une
ville à l’autre.
— Je deviens vieux, dit l’Empereur. J’ai besoin de
repos.
— Vieux, sire ? Vous avez mon âge. Venez nous
délivrer de cette mauvaise engeance de noblesse, qui a repris tant de bec et
parle de rétablir
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