L'absent
d’Enghien. Même si son
épouse Caroline, la sœur de l’Empereur, qui ricanait sans cesse, jouait
l’Autriche parce que le prince de Metternich avait été son amant, Murat se
sentait isolé. Le soutien de Talleyrand ? Il aurait fallu le monnayer mais
combien, et avec quoi ? Murat redevint donc le sujet de Napoléon. Celui-ci
allait-il débarquer à Naples ? Pons s’interrogeait.
Octave effectuait une ronde dès que l’Empereur regagnait sa
chambre des Mulini. Il pestait chaque soir à cause de la poterne mal fermée ou
des factionnaires qui manquaient de ce côté des fortifications ; il se
penchait par-dessus le parapet, scrutait les monceaux de rochers collés au pied
de la falaise : aucune sentinelle, en dessous, malgré ses recommandations,
et il suffisait de lancer une échelle de corde munie de crochets pour que des
tueurs venus de la mer grimpent sans être vus, traversent le jardin en
tapinois, se dispersent dans les salons pour agresser les gardes, débusquent
l’Empereur dans son lit. Du coup, Octave avait posé son matelas dehors, à même
le promenoir, sous les fenêtres de la chambre impériale.
Un petit matin de janvier, il est tiré du sommeil par un
vent furieux. Il se redresse. Une brume épaisse l’empêche de voir à deux mètres
mais il entend les rafales, les feuillages malmenés, un volet qui claque, les
orangers que renverse la bourrasque. Des vagues énormes se brisent contre la
muraille et retombent en pluie sur la terrasse. Octave prête l’oreille et isole
une détonation dans ce vacarme, mais il ne reconnaît pas le coup sourd du
tonnerre, le bruit est plus sec, il se répète à intervalles presque réguliers.
On dirait le canon. Il avance contre le vent, plié en deux, jusqu’au rebord des
fortifications. Cela vient de la mer. Il y a un bateau en détresse qui appelle
au secours. La brume s’effiloche, le ciel s’éclaircit. Fouetté par des coups de
vent, Octave se cramponne aux pierres du parapet, il distingue la forme d’un
brick échoué sur une petite plage de la baie de Bagnajo, couché sur un flanc
que battent des vagues méchantes, l’un des mâts déboîté ou brisé, les voiles en
lambeaux. Napoléon lui aussi a entendu le canon, il rejoint Octave, un madras
noué sur la tête, en robe de chambre, une lorgnette à la main.
— Un navire en détresse, sire ! mais prenez
garde ! le vent est très vigoureux !
— Qu’est-ce que vous dites ?
Les cheveux dans les yeux, son manteau qui voltige comme une
cape, Octave lâche le parapet, il force l’Empereur, déséquilibré, à s’accroupir
pour ne pas être renversé, mais Sa Majesté se débat, proteste qu’elle veut se
rendre sur place, rentre en longeant les murettes, courbé, presque à quatre
pattes, se fait habiller et, avant que le vent ne faiblisse, saute à cheval,
galope vers la catastrophe avec un peloton de ses grenadiers.
En bas, des dizaines d’Elbois sont à l’œuvre, des pêcheurs,
des soldats, les mineurs ; ils ne peuvent pas mettre leurs barques à
l’eau, des vagues hautes et fortes les basculent ou les repoussent sur la
grève. L’Empereur, à ce moment, reconnaît le bateau aux flancs culbutés par la
mer qui s’y fracasse, c’est L’Inconstant. Il donne des ordres du geste
et de la voix, son chapeau s’envole, il s’égosille, ordonne qu’on jette des
filins mais comment ? Sur la coque renversée du navire, les marins à
moitié nus, rejetés sans cesse par le vent et la mer, tentent d’épargner leurs
passagers, de leur faire gagner le rivage, mais les canots qui ne sont pas crevés
se plaquent contre la carène mise à l’air. Le vent faiblit. Les sauveteurs
repartent à l’assaut de l’épave et lancent des cordages aux matelots
fourbus ; par ce moyen ils évacuent les passagers du bateau qui gémit de
tous ses bois et que balaient encore des paquets d’eau. Un voyageur tremblant
s’agenouille sur la plage et remercie. Sur des rochers plats, l’Empereur
aperçoit M. Pons dont les mineurs escaladent le navire échoué ; il
s’approche :
— Vous vous pénétrez de ce triste tableau ?
— Je ravale plutôt ma colère, sire. Si vous n’aviez pas
nommé capitaine cet imbécile de Taillade, votre brick serait indemne dans la
rade de Porto Ferraio.
— Vous vous emportez comme M. Sénécal, dès qu’il
s’agit de Taillade.
— C’est un incapable et un vendu ! Je viens d’en
apprendre de belles sur son compte, par plusieurs des
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