L'absent
quoi
tenir un an. L’Empereur rogne sur les fournitures militaires, il a vendu des
chevaux d’attelage, diminué les traitements de moitié, supprimé le bateau de
poste pour épargner 4 200 francs. Malgré les sermons des curés,
l’impôt rentre mal, et il a fallu même envoyer les gendarmes dans des bourgades
récalcitrantes. Les grenadiers qui choisissent de rentrer en France ont un beau
certificat mais pas un sou, et on les remplace par des mercenaires, des
Hongrois, des Tyroliens venus offrir leurs services, et des officiers français
en grand nombre, qui fuient l’armée royale : nous allons bientôt avoir
plus d’officiers que de soldats. Les hommes du bataillon corse désertent, les
Elbois ne mettent leurs uniformes que pour la parade du dimanche et passent la
semaine aux champs.
Par la suite, Octave consigna des observations enfin
personnelles, comme s’il ne se souciait plus des regards malfaisants qu’on pouvait
porter sur ses cahiers. Ainsi, le jeudi 5 janvier, après avoir noté : Hier nous avons visité les forts parce que la vigilance ne se relâche pas,
même si les trois navires français ont disparu depuis longtemps , il
ajoute : Plus l’Empereur est soucieux en privé et plus il est
primesautier en public. Il cache son anxiété derrière une bonhomie outrée ou
des farces indignes de son rang véritable. Comme le colonel Campbell lui
apportait le Morning Chronicle, un périodique anglais défavorable aux
Bourbons, Sa Majesté s’est composé un air désabusé, dédaignant la feuille et
lâchant : « Je veux vivre désormais comme un juge de paix, sir Neil.
Rien ne m’intéresse tant maintenant que ma maisonnette, mes vaches et mes
mulets. » Dès qu’il a un auditoire, il change de personnage. Selon son
expression, cette île est un tambour, il suffit de la faire résonner du bruit
qu’on a décidé. Lors de sa dernière sortie à la ferme de San Martino, parce
qu’un groupe de touristes le regardait depuis une colline toute proche, il
s’est mis à courir dans les vignes pour rattraper des poulets échappés de leur
enclos ; il savait que les visiteurs, ébahis par ce spectacle peu attendu
et très peu impérial, raconteraient plus tard que l’Ogre n’avait plus de dents,
et qu’il n’était plus à même de gouverner un Empire. Au milieu d’une promenade,
le voici qui descend de calèche, il se rue dans un fossé rempli d’eau, s’y
assoit, barbote, se relève et demande à longer la côte en barque. Il ne se
plaint que le soir, parce que ses bottes sont humides. Certains pensent qu’il
devient fou, mais dès qu’il regagne le cercle restreint de ses proches, aux
Mulini, il est grave et souvent irritable.
Sans détours et en termes clairs, Octave relate les accès de
fureur dont il a été le témoin, quand, par exemple, apprenant que le roi de
France vient d’accorder à Masséna des lettres de naturalisation, parce qu’il
était né à Nice en terre italienne, l’Empereur s’emporte : « Ces gens
ont perdu la tête ! La bataille de Zurich et la défense de Gênes n’avaient
donc pas naturalisé le prince d’Essling ! » La vie de l’Empereur
se rétrécit, écrit Octave, et comme les menaces d’assassinat se
multiplient il ne sort plus guère des Mulini, où il vit enfermé ; son
humeur tourne à l’aigre sur les plus petits sujets. Et Octave mentionne une
colère sans proportions à propos de la princesse Pauline. Croyant bien agir,
elle avait demandé au libraire de Sa Majesté, à Livourne, de modifier des
reliures pour embellir sa bibliothèque, pensait-elle, mais elle pensait de
travers et cela déplut tellement à Napoléon qu’il appela les soldats de garde
et fit lacérer à la baïonnette, devant lui, une trentaine de livres de
géographie et de médecine.
Ce climat alourdi n’empêchait pas les bals et les
réceptions, qui devaient donner à l’extérieur l’image d’une royauté sereine et
joyeuse. C’était à Bertrand de préparer les fêtes, et surtout d’évaluer leur
coût, que l’Empereur devait approuver. Il venait avec son grand livre de
comptes et des factures dans le cabinet de travail, pour une signature
d’approbation. Napoléon regardait dans le détail, biffait certaines dépenses,
en corrigeait d’autres.
— La soirée de dimanche, sire…
— Ne doit pas coûter plus de mille francs.
— Rien que les rafraîchissements prévus…
— Supprimez la glace.
— Le buffet…
— Pas avant minuit,
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