L'absent
l’a divorcé. Je n’avons rien à t’apprendre, sinon que
je prions Dieu et que je faisons prier ta sœur pour l’Empereur et Roi…
L’Empereur demanda à entendre trois fois cette lettre mais
il n’en riait pas, il était ému. Après un silence, il dit à Octave :
— Voyez avec Cambronne, qu’il donne dix pièces d’or à
ce soldat.
— Pour quel motif, sire ?
— Cette lettre, bon Dieu !
— Vous n’êtes pas censé l’avoir lue…
— Oui. Attendons que le soldat la lise à ses camarades
pour leur donner un parfum du pays, les autres en parleront, nous feindrons
d’en découvrir la teneur et nous pourrons le récompenser de façon naturelle…
Deux fois par an, à l’île d’Elbe, la pêche au thon donnait
l’occasion d’une fête, et M. Seno, ordonnance, restait le propriétaire
d’une importante madrague. Il avait convié l’Empereur et la plupart des
sommités de Porto Ferraio à participer à sa pêche d’automne. Dès les premières
lueurs du jour, une multitude de barques parcourait la rade en tous sens et
dans un apparent désordre, mais les hommes, en tapant l’eau du plat des rames,
rabattaient les poissons dans un vaste réseau de filets tendus sur les pieux
qu’ils avaient plantés dans la mer. Pris dans ce labyrinthe de mailles serrées,
les poissons ne pouvaient plus remonter au large et s’enfuir, ils nageaient par
force vers la côte où des pêcheurs les guettaient avec leurs harpons levés,
dans les flots jusqu’à la taille. Les pêcheurs frappaient les thons quand ils
distinguaient leurs cuirasses de larges écailles, d’un bleu acier, dans l’eau
transparente ; ils les manquaient ou les blessaient, les poissons
gigotaient de douleur, s’esquivaient, repartaient, revenaient, tournaient en
rond, sans issue ; ils tournoyaient, se cognaient aux pieux,
s’embarrassaient dans un filet, sautaient, nageaient encore et jusqu’à
l’épuisement, se laissaient enfin dériver à demi moribonds jusqu’aux fers qui
les perçaient. La mer était rouge de sang. Les hommes n’avaient plus qu’à les
attraper par la queue ou les ouïes pour les tirer sur le sable où ils se
poudraient, frétillaient un peu, ouvraient la bouche pour respirer une dernière
fois. D’autres hommes les jetaient ensuite dans des carrioles qui les
emportaient aux pêcheries, longs bâtiments sans étage, semblables à des
hangars ; on allait les écailler, les découper et les laisser mariner dans
l’huile d’olive achetée en quantité au signor Forli, qui se frottait les mains.
M. Seno expliquait cette pratique à l’Empereur et aux
invités, debout sur la grève et sous les parasols, car la plupart d’entre eux
ignoraient la manière de capturer le thon au bord de la Méditerranée.
L’Empereur ne se contentait pas de mots, il voulut participer. Un garçon lui
apporta un harpon qu’il brandit comme une lance. Il courut vers les
vaguelettes, entra dans l’eau avec ses bottes, et, son arme à deux mains, comme
s’il chargeait seul une division autrichienne, il lardait les flots au hasard,
espérant embrocher l’un de ces gros poissons, et il s’esclaffait à chaque fois
qu’il enfonçait le fer entre les nageoires, sentait le thon résister ou
s’échapper. Il criait : « Je t’aurai ! je t’aurai et je te
mangerai tout cru ! » Il criblait la mer dès qu’il voyait bouger une
forme brillante. L’eau calme, ainsi brassée, giclait sous ses coups répétés, et
quand il piquait un poisson, radieux de sa prise, le sang et l’eau
éclaboussaient son uniforme de la garde nationale. Il revint trempé, sanglant
et hors d’haleine vers les parasols :
— Cela ne vous donne pas envie, Bertrand ?
— Sincèrement non, sire.
— Diable ! Vous manquez d’exercice ! Cela
vous ferait le plus grand bien.
Le comte Bertrand ne venait plus aux Mulini que si
l’Empereur le convoquait ; il l’accompagnait désormais rarement dans ses
promenades sur l’île, terré dans ses appartements de la mairie, avec Fanny, sa
femme qui venait de perdre leur plus jeune fils, étouffé dans son berceau à
trois semaines. Depuis ce malheur, Bertrand faisait peine à voir. Il n’avait
jamais été gai ; son visage s’allongeait encore sous la tristesse.
L’Empereur continuait néanmoins à le secouer : « Pour son
bien », disait-il, mais il rendait chaque jour visite à Fanny pour la
consoler.
M. Seno proposa de faire visiter ses pêcheries, ils y
allèrent
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