L'absent
en groupe. C’était à deux pas. Sur les collines, on apercevait les
lanciers qui bouclaient le site avec des gendarmes. À l’intérieur de la
poissonnerie principale, l’Empereur s’extasia devant la dextérité avec laquelle
les Elboises dépeçaient les thons pour en lever les filets ; il leur
distribua des pièces d’or, elles s’agenouillèrent pour lui baiser les mains et
le couvrir d’écailles. Tandis que M. Seno pérorait, l’Empereur se baissa,
prit dans un baquet une poignée de sardines fraîches et les glissa dans la
poche du comte Bertrand qui, écoutant comme les autres l’exposé de
M. Seno, ne s’aperçut de rien. Peu après, comme ils ressortaient au jour,
l’Empereur éternua :
— J’ai pris froid dans l’eau, ma parole !
Prêtez-moi votre mouchoir, Bertrand.
Le comte mit la main dans sa poche, la retira aussi vite au
contact gluant et remuant des sardines ; l’Empereur s’assit par terre,
pris d’une crise de fou rire qui faillit le suffoquer. Les autres ne riaient
pas. Beaucoup s’interrogeaient sur cette plaisanterie enfantine, Campbell
surtout, et le signor Forli. Bertrand avait ôté sa redingote, il vidait sa
poche sur le sable, crispé, blanc, mouillé, puant le poisson.
— Des bateaux, dit à cet instant M. Seno.
L’Empereur sécha ses larmes de rire d’un revers de manche et
regarda vers la haute mer. Trois frégates mouillaient au large.
— Bertrand ! Votre lunette.
Le comte donna sa lunette d’approche.
— Ce sont des navires français. Appelez Cambronne,
Drouot, M. Poggi et M. Sénécal. Qu’ils soient aux Mulini dans une
heure.
À cause des trois navires de guerre français, qui croisaient
autour de l’île, l’Empereur doubla les garnisons des fortins et les mit en
alerte : des guetteurs se relayaient jour et nuit pour braquer leurs
lunettes sur les intrus. En une matinée, des grenadiers changés en démolisseurs
s’employèrent à abattre les masures collées aux remparts, quand elles
obstruaient des créneaux et gênaient les batteries ; les canonniers
s’exerçaient sans relâche, ils tiraient à boulets rouges dans la mer. Habillé
en matelot, sur une embarcation supposée transporter du sel dans les îlots
voisins, Octave s’approcha des navires pour les observer. Il n’apprit pas
grand-chose de l’officier de quart, avec lequel il eut un bref échange, sinon
que les Français devaient naviguer jusqu’en Italie et qu’ils assuraient la
sûreté du commerce en Méditerranée ; ils parlèrent des pirates éventuels.
Pour la troisième nuit, Octave patrouillait avec des
gendarmes sur les côtes les plus accidentées. Il visitait les cabanes abandonnées
au bout des caps, interrogeait les habitants du bord de mer, s’assurait
qu’aucun clandestin n’avait débarqué sur les plages désertes ni dans les
criques. Et puis, comme la lune apparut, toute ronde et lumineuse, entre deux
nuages noirs et pressés, l’un des gendarmes prit le bras d’Octave ; il lui
montra un triangle de toile blanche qui avançait sur les eaux. C’était un
bateau de pêche, de tonnage moyen, qui semblait venir de Gênes et s’approchait
du rivage. Les nuages cachèrent à nouveau la lune mais le gendarme avait l’œil
exercé des vieux braconniers : il en avait pris, des lapins, dans ces
parages, et il voyait la nuit aussi bien que les chats. Octave et son équipe ne
disaient plus un mot, ils ne bougeaient pas, tapis derrière des buissons de romarin.
Un canot se détache et dépose sur le rivage un homme de
haute taille, tête nue, qui porte un sac sur l’épaule. Les rameurs le saluent
de la main et repartent sans bruit vers leur bateau. Le solitaire marche dans
le noir, guidé par les réverbères qui brillent à Porto Ferraio ; il longe
la plage, peste en s’enfonçant dans une flaque d’eau vaseuse. Octave et ses
gendarmes ont attendu que les marins aient regagné leur bord et mettent à la
voile, alors ils se redressent, courent sur le sable, armes au poing, encerclent
le suspect qui n’esquisse aucun geste de résistance et s’exprime en
français :
— J’arrive de Paris pour voir l’Empereur.
— Et tu débarques comme un contrebandier ? dit
Octave.
— J’ai une mission particulière.
— Fouillez-le !
Octave lui arrache son sac :
— Qu’est-ce que tu transportes ?
— Des dépêches de Paris et de Rome pour le général
Cambronne, le général Drouot…
L’un des gendarmes allume une
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