L'absent
descendaient vers le port par les rues en escaliers. Les grenadiers avaient
mis leurs capotes bleues de voyage, fusil à l’épaule, les oursons rangés sous
des housses de toile blanche ; les lanciers polonais tenaient leurs selles
sur la tête. Ils emportaient des gros pains de quatre livres, du saucisson, des
couvertures ; des bouteilles de vin dépassaient de leurs besaces. Pour
donner plus de gravité à l’instant, la générale se mit à battre aux quatre
coins de la ville. La population entière escortait en silence ces hommes aux
visages déterminés, on lisait beaucoup de tristesse dans les regards des Elbois
et surtout des Elboises. Par centaines, les habitants montaient aux remparts et
sur les toits. Dépassé par ce brusque départ qu’il n’avait pas su prévenir, le
signor Forli courait çà et là : comment joindre le consul Mariotti à
Livourne ? Un bateau de pêche ? S’il filait en Corse, pourrait-il y
affréter un courrier ? La Porte de Mer était maintenant rouverte, il
sortit sur les quais dans un courant de foule. À côté de L’Inconstant repeint en navire anglais, d’autres embarcations, plus petites mais capables de
naviguer en mer, étaient à l’ancre. Des chaloupes y amenaient à bord les
soldats dans un va-et-vient permanent. Le signor Forli avisa une barque où des
pêcheurs en bonnets assistaient à l’embarquement.
— Hé !
— Moi ? dit le patron de la barque.
— Tu peux m’emmener en dehors de la rade ?
— C’est interdit, monsieur Forli, vous le savez bien.
— Pour cinquante francs ?
— Même pour cinquante francs, et c’est pas que j’en ai pas
besoin, mais on passera pas.
— Soixante francs ?
— On peut risquer mais c’est pas dit qu’on arrive très
loin avec cet embarras de militaires…
Le marchand d’huile saute dans la barque, très nerveux, et
les rameurs se mettent en place. La barque s’éloigne lentement au milieu de la
pagaille. L’Inconstant est tout proche, qu’il faut contourner, mais en
arrivant à la hauteur de la proue, des sentinelles se penchent au bastingage et
crient :
— Faites demi-tour !
— C’est à nous que vous parlez ? répond Forli en
prenant un air innocent.
— Aucun bateau ne doit quitter Porto Ferraio !
— Ce n’est pas un vrai bateau, juste une barque de
pêche…
— Faites demi-tour !
— Je partais me promener dans la rade.
— Pas de promenades ! Retournez !
— Vous ne me reconnaissez pas ? Je suis Forli, le
marchand d’huile d’olive.
— Regagnez le quai ou on tire !
— Attention, dit en tremblant le patron de la barque,
ils sont chatouilleux du fusil.
— Mais non, allez, on passe.
— Soixante-dix francs ?
— D’accord.
Des coups de feu tirés dans l’eau les aspergent. La barque
est contrainte de regagner les quais et le signor Forli quitte avec
précipitation les pêcheurs qui braillent :
— Notre argent !
— Vous ne l’avez pas gagné !
Près du môle, il voit des Polonais qui abordent un bateau
marseillais à l’amarre. Les cavaliers rentrent et sortent des cales, lancent à
l’eau une partie de la cargaison sous les glapissements des matelots, puis
M. Peyrusse et Octave montent sur le pont et négocient longtemps avec le
capitaine, qu’ils finissent par convaincre avec des rouleaux d’or. C’est ainsi
que le marchand d’huile, resté sur le quai jusqu’à la fin de cette scène, se
retrouve nez à nez avec Octave :
— Vous le saviez !
— Que nous allions partir ? Non. Personne ne le
savait, sinon l’Empereur.
— Vous allez débarquer en Italie ?
— Peut-être.
— Il faut absolument que je prévienne Livourne.
— Cela me semble difficile, Forli. À moins…
— Vous avez une idée ?
— Venez avec nous.
— Vous vous moquez du monde !
— Vous avez souvent protesté de votre dévouement bonapartiste,
j’en parlerai à votre ami Cambronne, il serait ravi de votre présence à bord de L’Inconstant.
— Il n’en est pas question, voyons !
Le soleil se couchait tôt, en février, et des milliers de
lampions illuminèrent les remparts ; des lanternes vénitiennes, rouges et
vertes, brillaient aux fenêtres, et une clameur avertit que l’Empereur
arrivait. Il franchit la Porte de Mer dans le landau de Pauline que tiraient
deux poneys. Il avait son chapeau et sa redingote grise. Derrière, à pied,
suivaient Bertrand, Drouot, Pons et le valet Marchand qui portait une mallette
de
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