L'absent
allumaient partout des
pétards. Octave déambulait de groupe en groupe et restait attentif, car il se
méfiait des multitudes en liesse où n’importe quel assassin pouvait se glisser
sous un masque, mais il avait conseillé à l’Empereur de ne pas se montrer à
Porto Ferraio, et il mâchouillait une brochette de ces petites pieuvres
grillées sur la braise, que des marchands proposaient aux carrefours. Il
s’amusa d’un astrologue en bonnet pointu et faux nez de carton, vêtu d’une
longue robe constellée de lunes et d’étoiles d’argent, qui vantait son élixir
de vie. Un badaud acheta un flacon, qu’il voulut tout de suite essayer, il but,
il recracha en grimaçant : cette mixture céleste n’était que de l’huile
d’olive. Octave reconnut le bonimenteur à sa voix, même s’il la déformait :
c’était le signor Forli. Il se plaça derrière lui, parmi cette petite foule de
rieurs qui espéraient le prochain gogo pour s’en moquer en chœur. L’astrologue
se tourna vers lui et lui cria aux oreilles en prenant un accent
impossible :
— Mon élixir, noble seigneur ? (et plus bas) Il
faut que je vous parle.
Ils furent interrompus dans leur jeu de scène par un gros
jovial que ses voisins tiraient vers l’estrade ; il portait un chapeau
comique, s’amusait beaucoup, réclama un flacon, mais une musique et des cris
détournèrent les attentions : « Le cortège ! le
cortège ! » Les curieux se poussèrent à l’autre extrémité de la place
d’Armes, au débouché de la rue qui dégringolait des remparts. « Les
voilà ! » Ils se pressaient sur le parcours du défilé,
applaudissaient, grimpaient aux arbres ou sur des échelles. Le colonel de la
Garde, d’habitude si austère, apparut le premier en habit de pacha, un turban
disproportionné enroulé sur le crâne, la moustache retroussée en pointes, avec
des culottes bouffantes et le sabre courbe prêté par un mamelouk. Juste
derrière lui, sous les vivats, un capitaine polonais filiforme figurait en don
Quichotte, coincé dans une armure bricolée, et un officier des vivres,
bedonnant, le suivait sur un bourricot pour incarner Sancho Pança. Venait ensuite
la fanfare. Des grenadiers en pierrots grattaient des guitares et agitaient des
tambourins sans conviction. Ils précédaient une vingtaine de chars arrangés sur
des prolonges d’artillerie où d’autres grognards, enrobés de mousselines et de
cachemires ou de rideaux à franges, jouaient les odalisques, essayaient des
postures lascives, déployaient en arabesques ratées leurs gros bras poilus pour
lancer des fleurs sur un peuple hilare. Suivait un char de bohémiennes qui
agitaient des branches de mimosas, et chacun voulait deviner laquelle était
Paoletta. Pour clore ce risible cortège, enfin, la tête basse, Bertrand, Drouot
et Cambronne marchaient en grand uniforme.
Pendant que les habitants de Porto Ferraio se concentraient
autour de la fête, le marchand d’huile avait roulé sa robe d’astrologue et ôté
son chapeau pointu, il entraîna Octave sur le port en répétant : « Il
faut que vous m’expliquiez ! » Ils entrèrent dans l’un des magasins,
qui n’était ce jour-là pas gardé, et, devant un empilement de caisses numérotées,
le signor Forli demanda :
— Vous savez de quoi il s’agit ?
— Ces colis ? Non.
— Des ouvriers me l’ont dit. Ce sont les deux berlines
dorées venues de Fontainebleau avec la Garde, elles ont été démontées.
— Vous en savez plus long que moi.
— Regardez cette inscription, sur les caisses.
— Pour Rome, dit Octave en lisant.
— Pour Rome, c’est cela même ! Et pourquoi
l’Empereur envoie-t-il ses voitures à Rome ? Pour s’y faire couronner roi
d’Italie ?
— Comment le saurais-je ?
— Arrêtez de jouer, Sénécal !
— Je ne joue pas.
— Allons ! Vous êtes en permanence près de
Napoléon !
— Il est avare de confidences, et puis, moi, je ne suis
qu’un banal policier.
— Apprenez-en davantage, bon sang ! Depuis quelque
temps vous ne m’informez plus guère.
— Vous en savez plus que moi, Forli, répondit Octave en
riant.
— Qu’est-ce qui vous amuse ?
— Votre nez en carton. Vous avez oublié de l’enlever.
Rageur, le marchand d’huile retira son faux nez et le jeta
par terre. Il avait pourtant remarqué des mouvements suspects. Il savait que
les chevaux de la cavalerie polonaise avaient été déménagés de l’île de la
Pianosa
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