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L'absent

L'absent

Titel: L'absent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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où ils étaient parqués. Il avait assisté, la nuit tombée, à
l’embarquement de soixante caisses de munitions à bord de L’Inconstant. À
la taverne, il écoutait les marins qui se prétendaient bien renseignés. Tous
affirmaient que l’Empereur allait partir. Les uns disaient : « Il va
fuir en Amérique. » D’autres les contredisaient : « Non, il va
reconquérir l’Italie avec Murat. Murat est déjà en Toscane. »
    Octave et Forli avançaient côte à côte sur les quais. Des
canots allaient et venaient du port au navire anglais le Partridge.
    —  Vous voulez que je vous informe, signor
Forli ? Là, je le peux. Le colonel Campbell s’embarque demain pour
Livourne.
    — Il va rendre compte au chargé d’affaires
autrichien ?
    — C’est ce qu’il prétend chaque fois. En réalité il va
rejoindre la signora Bartoli à Florence. Le pauvre homme, il s’ennuie sur cette
île. Et s’il s’en va, c’est qu’il n’a aucun soupçon. Cela devrait vous rassurer
sur les intentions de l’Empereur. Mieux que vous et moi, Campbell sait tout.
    Le marchand d’huile ne semblait pas convaincu.
     
    Le lendemain et les jours suivants, le signor Forli eut de
quoi alimenter ses doutes. Il croyait de moins en moins à l’ignorance d’Octave,
qui l’évitait en ne descendant plus au port, retenu par on ne savait quelle
mission. « Poudre aux yeux ! » pensait-il quand il visita avec
des touristes les terrains incultes que les compagnies de la Garde cultivaient
en jardin d’agrément. Il avait même surpris une courte conversation entre
l’Empereur et l’un de ses grognards :
    — Tu t’ennuies ? avait demandé Napoléon à un
grenadier qui remuait la terre.
    — Dame, mon Empereur, je m’amuse pas trop.
    — Tiens, prends cette pièce d’or en attendant.
    — En attendant quoi ?
    — Le printemps !
    Le marchand d’huile avait aussitôt communiqué cet échange à
Livourne : Napoléon préparait-il son débarquement en Italie pour le
printemps ? Les soldats de la garnison ne s’égaraient plus dans les
tavernes, mais ce n’était pas pour des raisons potagères, car ils étaient
maintenant consignés le soir dans leurs casernes. Les marins en escale, voilà
désormais les seuls qu’il pouvait questionner, mais il ne recueillait jamais
que leurs sempiternelles vantardises ; il entendait que le roi
Louis XVIII avait failli être enlevé dans ses appartements des Tuileries,
ou que Masséna, gouverneur de Toulon, avait fait arborer le drapeau tricolore.
Forli parcourait aussi les libelles venus du continent avec les bateaux de
commerce, et qui traitaient Napoléon en grotesque poussah : une caricature
le présentait en Robinson, obèse, le ventre à l’air sur une plage, un parasol à
la main, son aigle plumé posé sur l’épaule comme un perroquet ; sur un
autre dessin on le voyait ordonner une levée de trente hommes, et devant lui
défilaient des bossus, des goitreux, des manchots et des boiteux armés de
bâtons. Cela ne faisait plus rire Forli, et il devint blême quand un pêcheur de
ses connaissances poussa la porte du Buono Gusto et lança à la
cantonade :
    — L’île d’Elbe est coupée du monde !
    — Ça veut dire quoi ?
    — Explique-toi, Tonino !
    Les consommateurs avaient reposé leurs gobelets et
bousculaient Tonino le pêcheur pour qu’il détaille son étrange affirmation. Ce
dimanche 26 février, l’Empereur venait de décréter l’embargo sur tous les
bâtiments en rade de Porto Ferraio et de Porto Longone. La police ne délivrait
plus de passeports. Les canons étaient prêts à ouvrir le feu sur tout navire
qui quitterait le port. On voulut voir l’effet de ces mesures. La taverne se
vida et Forli se dépêcha avec les autres vers la Porte de Mer, fermée par un
piquet de grenadiers. Il aperçut Gianna contre un mur ; elle reniflait et
se séchait les yeux avec un mouchoir de dentelle. Il la prit par un bras et lui
dit en italien d’une voix égarée :
    — Est-ce que tu as vu Sénécal ?
    — Pas depuis une semaine. Il reste là-haut.
    Du menton elle montrait la colline et les Mulini. Et elle
ajouta :
    — Il va partir, ils vont tous partir.
    — Mais où ? Tu le sais ? Il t’en a
parlé ? Il t’a laissé deviner sa destination, Sénécal ?
    — Lui il a rien dit, mais tout le monde le répète et ça
se voit, non, qu’ils vont partir.
    Ça se voyait.
    Des soldats en bataillons quittaient les poternes des forts
et

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