L'absent
asticot qui rajustait sa cravate blanche et prit
sans attendre la parole :
— Tout est réglé. Sa Majesté l’empereur de Russie
désire habiter les Champs-Élysées, l’empereur d’Autriche les boulevards, le roi
de Prusse a réclamé le faubourg Saint-Germain…
— Les mairies de ces arrondissements sont
prévenues ?
— Pas encore, mais…
— Mais je m’en occupe moi-même, dit La Grange, avec le
général.
Et le marquis fit un signe au cocher qui, dans la cour,
attendait sur le siège d’une voiture attelée. La voiture se rangea au bas du
perron.
— Vous ne pouvez pas prendre cet équipage, protestait
d’un air gêné M. Walknaer.
— Et pourquoi ?
— C’est la voiture de M. de Chabrol…
— Il n’est plus rien ! (au Prussien :) Montez,
général, allons reconnaître ensemble les résidences de nos libérateurs.
— Drès ponne idée, dit le baron Plotho en s’installant
dans la berline.
Octave le rejoignit avec les cocardes, et La Grange commanda
au cocher :
— Rue de l’Échiquier, numéro 36 !
— Mes amis, j’ai réussi ! Morin est à l’Hôtel de
Ville dans le fauteuil du préfet !
— Bravo !
— J’ai avec moi un général prussien qui me croit une
autorité supérieure : il va nous servir de caution.
— Bravo ! bravo ! bravo !
Les membres du Comité encore présents chez Lemercier
s’étaient levés et ils applaudissaient comme on le fait au théâtre à l’issue
d’un acte décisif. La Grange, à la limite de l’exaltation, poursuivait sur sa
lancée :
— Je vais dans les mairies d’arrondissement préparer
avec notre Prussien les logis des souverains et de leurs suites, venez avec
moi, allons annoncer que les alliés ont reconnu Louis XVIII !
Comme il y avait trop de volontaires pour tenir dans la
voiture, d’où les conjurés jetteraient des cocardes royalistes par poignées aux
passants, Octave saisit ce prétexte : il irait de son côté chez le comte
de Sémallé et lui raconterait leur équipée du petit matin ; La Grange
l’approuva, monta à son tour dans la berline du véritable préfet en se serrant
contre le baron Plotho qui riait d’un pareil enthousiasme. La berline s’en alla
avec son escorte de dragons bleu ciel, eux-mêmes surpris par cet accueil dans
une capitale conquise. Octave partit dans l’autre sens, vers le boulevard.
Il était presque dix heures et les beaux quartiers avaient
retrouvé leur physionomie d’autrefois, très vite, dès que les Parisiens avaient
appris la capitulation. Ils avaient tant redouté l’incendie ; La
Gazette de France et Les Débats avaient relaté ces jours derniers
tellement d’horreurs qu’on les sentait soulagés. La veille, les murs des
maisons étaient nus et noirs de suie, ils se couvraient maintenant d’affiches
multicolores, réclames pour un vaudeville, pour des concerts, des loteries, des
hôteliers ou des élixirs miraculeux, mais aussi d’injures contre Napoléon, de
caricatures griffonnées avec jubilation – sur celle-ci l’Empereur figurait
à quatre pattes, les fesses dans un tambour crevé, et un général russe battait
la marche avec un fouet de bouleau. La vie renaissait d’un coup, brouillonne et
légère. Le boulevard se remplissait de monde. La peur s’était envolée.
Octave s’approcha d’un cercle de réjouis. Ils s’amusaient de
deux bourgeois en costumes râpés que malmenaient des gardes nationaux armés de
piques. « Lâchez-moi ! » glapissait l’un des bourgeois saisi au
col par une main brutale ; il se trémoussait, agitait ses bras trop courts
sans parvenir à atteindre le gaillard en uniforme qui le tenait. Octave
reconnut l’un des conjurés du Comité royaliste, et il demeura à l’écart, caché
par les dos et les épaules de la foule qui grossissait. L’un des gardes arracha
du chapeau de l’autre bourgeois sa cocarde blanche, qu’il jeta par terre et
piétina ; comme l’agressé protestait, un autre garde s’empara des affiches
qu’il portait, les plongea dans son seau de colle et lui en barbouilla le
visage. Octave ôta de son chapeau la cocarde que Morin y avait épinglée et il
s’esquiva.
Du côté de la Madeleine, il aperçut un drapeau blanc qui
flottait comme prévu à l’un des balcons de l’hôtel de Sémallé. Si les badauds
levaient le nez, aucun ne rouspétait, aucun ne saluait cet emblème, ils s’en
fichaient pas mal. Les drapeaux ne faisaient plus frémir les Parisiens, ni
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