L'absent
de
honte ni de joie, ils se réveillaient d’un invraisemblable cauchemar, l’air
était doux, ils avaient envie de danser. Les boutiquiers imaginaient que les
affaires allaient reprendre, que les envahisseurs feraient leur fortune en
achetant à l’excès des tissus, des colliers, des bouteilles de vin ;
d’autres pensaient bourrer leurs salles de spectacle ou leurs cabarets :
les officiers étrangers distribueraient sans compter leurs pièces d’or, trop
heureux de leur victoire après de si rudes opérations pendant un hiver.
Non loin de l’hôtel du comte, des jeunes gens en écharpes
blanches, une vingtaine, agitaient des mouchoirs au bout de leurs cannes en
hurlant : « À bas le tyran ! Vivent les Bourbons ! »
Dans les faubourgs ils auraient été copieusement boxés, mais ici, dans la
partie élégante des boulevards, la foule indifférente s’ouvrait pour qu’ils
passent sans que les conversations s’interrompent. Ces excités, pensait Octave,
n’avaient jamais connu de rois, ils ignoraient ce qu’ils braillaient avec une
conviction de commande, par détestation de l’ordre impérial. Derrière eux, il
reconnut à son habit de soie prune le marquis de Maubreuil : il avait
attaché sa croix de la Légion d’honneur à la queue de son cheval et chantait
comme un ténor « Vive le roi ! ».
Les armées alliées étaient entrées dans Paris à onze heures
par la barrière de Pantin. Elles avaient défilé sous la porte Saint-Denis
nettoyée de sa piteuse barricade. Au long des faubourgs, le peuple avait
regardé passer les escadrons impeccables sans trop murmurer, mais la garde
nationale servait de police, elle endiguait celles ou ceux qui avaient envie de
cracher sur ces soldats frais aux vêtements colorés en grondant des
malédictions, il y eut quand même des « Vive l’Empereur ! » mal
étouffés par les fanfares militaires, et puis la foule avait changé comme on
changeait de quartier au fil du parcours : à partir du boulevard des
Italiens, les fenêtres se couvraient de draps de lit ou de serviettes blanches,
des dames chic agitaient des mouchoirs, les vivats montaient de plusieurs tons
en approchant de la Concorde.
— Ils arrivent ! disait à son balcon la jeune
comtesse de Sémallé.
Très émue, elle écrasait de l’index une larme sur sa joue
maquillée. Précédés d’un corps impressionnant de trompettes qui jouaient un
hymne inconnu, voici les cosaques rouges de la Garde, suivis des cuirassiers
aux bottes luisantes, voici les hussards, les escadrons gris perle du roi de
Prusse.
— Onze, douze… marmonnait Octave.
— Comme ils sont rassurants ! disait à ses côtés
la comtesse éblouie.
— Quatorze, quinze… disait Octave.
— Quinze quoi ? demanda la comtesse qui battait
des mains.
— Les cavaliers, madame, quinze de front.
— Comme ils sont beaux !
— Un peu de retenue, ma chère, la reprenait le comte.
— Nous avons tant attendu cette délivrance !
— Certes, Zoé, mais une comtesse ne sautille pas.
— M. le comte a raison, osa Octave. C’est la
première fois, tout de même, depuis la guerre de Cent Ans, que des armées
étrangères profanent notre capitale…
— Mais ce ne sont pas des étrangers, monsieur, ce sont
nos cousins d’Europe ! N’est-ce pas, Jean-René ?
— Oui, répondait le comte, (à Octave :) Ils
ne vont pas rester, Blacé, ils vont nous remettre le pouvoir et rentrer chez
eux, les gens de Paris comprennent cela, voyez-les.
En bas, sur le boulevard de la Madeleine, la foule pressée
sur le trajet du défilé lançait des ovations et s’époumonait :
« Vivent nos libérateurs ! » Parmi les plus enragés, Octave crut
reconnaître l’apothicaire si patriote de la barricade Saint-Denis, son voisin
d’un combat éventuel, qui levait son chapeau, la bouche ouverte, pour acclamer
ceux qu’hier il voulait trucider avec son fusil de chasse. Des femmes
hystériques se précipitaient vers les cavaliers russes qui marchaient en ordre
parfait, elles les attrapaient par les bottes, elles leur embrassaient les
gants, les traitaient de sauveurs et d’autres qualificatifs outranciers. Les
chefs circassiens, venus du Caucase, étaient follement applaudis, superbes avec
leurs casques pointus et leurs cottes de mailles en acier brillant. Qu’une
population se retourne en un clin d’œil pour s’agenouiller devant le vainqueur,
cela ne surprenait pas Octave, habitué aux sentiments mobiles
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