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L'absent

L'absent

Titel: L'absent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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de ses
contemporains, mais une chose l’intriguait : les soldats ennemis portaient
tous un brassard blanc à la manche, comme s’ils paradaient pour
Louis XVIII. Il se pencha vers le comte et lui demanda fort à l’oreille,
car on s’entendait mal dans le tohu-bohu :
    — Comment avez-vous réussi à leur faire porter ce
symbole de notre royauté ?
    — C’est un hasard pur, cher ami, répondit Sémallé sur
le même ton, une coïncidence bienheureuse, un signe du Ciel, une méprise qui
nous aide bougrement !
    Le comte de Langeron, qui servait chez le tsar, lui avait
expliqué tout à l’heure la raison des brassards. Un officier anglais, l’autre
matin, avait été blessé par un cosaque qui le prenait pour un grenadier de
Napoléon, car les soldats alliés distinguaient mal les uniformes français des
autrichiens, russes, prussiens, anglais ou allemands. Les états-majors avaient
donc décidé qu’ils porteraient ces brassards très visibles, pour éviter de
s’entretuer, mais les Parisiens croyaient en effet que les occupants
soutenaient le roi de France, et pour ne pas être importunés plus tard par
cette armée d’envahisseurs, ils étaient de plus en plus nombreux à arborer des
brassards, des foulards, ces cocardes blanches que les hommes de Sémallé
distribuaient désormais sans dommage. Le comte gagnait son pari : les
souverains alliés allaient croire que les Français réclamaient en chœur le roi
légitime.
    Et il lançait des cocardes à pleines mains comme des graines
aux pigeons. En bas, on les chopait à la volée, on les ramassait sur le pavé,
on se disputait pour en avoir, on les portait. Un valet de chambre arriva sur
le balcon et souffla trois mots au comte, qui s’épanouit :
    — Mon cher Blacé, le miracle continue ! Les
aveugles voient et les sourds entendent !
    Les chefs du parti aristocrate avaient dédaigné ou repoussé
les ouvertures de Sémallé, avec les événements ils se bousculaient dans son antichambre
en sachant ses liens avec Monsieur le comte d’Artois, frère du roi. Octave n’en
revenait pas : farfelus avant-hier, les calculs du comte s’avéraient
justes et ses idées prenaient corps.
     
    Le comte Ferrand, le duc de La Rochefoucauld, Doudeauville,
Chateaubriand, ils étaient tous dans le salon ; ils voulaient emmener
Sémallé chez M me  de Mortefontaine où ils venaient
d’établir un second Comité composé de la meilleure noblesse. En retrait, Octave
les observait et les écoutait pépier, Chateaubriand surtout, fiévreux, pâle
comme un suaire, coiffé de petites mèches folles ; tout le monde savait
qu’il écrivait un pamphlet contre Bonaparte, cachait le manuscrit sous son
oreiller et s’endormait chaque soir avec un pistolet à sa portée : il respirait
enfin, il se joignait aux autres pour qu’ensemble ils demandent une audience au
tsar Alexandre et au roi de Prusse afin de les convaincre d’appeler
Louis XVIII à revenir d’exil.
    Le comte les entendait distraitement, un peu narquois,
tempérait leur récente ardeur, espérait d’abord le retour de La Grange, sur le
terrain dès l’aube, pour savoir comment variait la situation, quelle attitude
adopter, à quel moment. Il faisait donc tramer l’entrevue en longueur, posait
des questions, répondait évasif à celles de ces messieurs. Fatigué de la
palabre, l’un des émissaires du parti aristocrate quitta le groupe pour
bavarder avec Octave, qu’il croyait dans les secrets du comte. Il avait une
tête de moineau perdue dans la dentelle de son jabot, des yeux en boules
derrière ses lorgnons et une voix grave qui détonnait avec son allure. Il se
présenta :
    — Champcenetz. Vous avez dû entendre parler de moi,
monsieur de Blacé.
    — Champcenetz, dites-vous ?
    — Mais si, à Londres !
    — À Londres ? Ah oui, suis-je sot !
    — M me  de Salisbury, m’a-t-on dit,
vous a recommandé auprès de notre précieux Sémallé, eh bien c’est une grande
amie, je lui dois la vie et ma fortune.
    Ce fâcheux n’avait pas l’air bien futé, mais il intéressa
Octave quand il brossa sa carrière d’émigré en Angleterre. Il ne savait rien
faire de ses dix doigts, Champcenetz, mais en surveillant ses cuisiniers il
avait appris à tourner la salade, à la main comme il se doit, et cela suffit à
établir sa réputation. Lancé par la comtesse de Salisbury, on le réclamait chez
les particuliers pour mélanger en public des laitues ou du cresson, il

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