L'absent
son temps. Il
savait patienter, certes, mais lorsqu’il avait pris une décision, son exécution
ne souffrait aucun retard ; Octave n’eut pas le loisir de récupérer chez
lui, rue Saint-Sauveur, quelques effets personnels ni le butin de pièces d’or
prélevé dans le bagage du défunt chevalier dont il avait pris la défroque. Le
comte appela son valet de chambre et lui confia Octave qu’il devait transformer
en un très vraisemblable domestique, avec un frac gris, des solides bottes de
voyage, un chapeau plat à petits bords pour lui donner un air provincial. Le
barbier lui rasa le menton mais épargna ses favoris naissants. La Grange
assistait à ce changement :
— Je vous imagine déjà en livrée, disait-il. Au fond,
une livrée ou un habit de duc, cela se porte de la même manière, le bréchet en
avant comme un dindon. N’avez-vous pas remarqué que La Rochefoucauld a un port
de sommelier ?
Octave renouvela auprès du marquis sa demande de tout à
l’heure : ne pourrait-on pas, même vite, passer rue Saint-Sauveur ?
— Vous devez partir au plus tôt, disait La Grange, pour
franchir les lignes alliées qui entourent Paris, mais confiez-moi votre clef,
je mettrai personnellement vos affaires à l’abri.
Octave se résigna à donner sa clef, c’est-à-dire son or qui
lui ferait défaut ; depuis la malencontreuse expédition de Russie,
Napoléon ne payait plus les traitements ni les rentes, ou fort mal.
Rue Saint-Honoré, La Grange ouvrit lui-même la portière
d’une voiture poussiéreuse attelée avec des cordes ; le cocher russe à
barbe touffue et en robe de tissu foncé ne daigna pas tourner la tête. Le
marquis levait les yeux au ciel :
— Pardonnez l’indigence du véhicule, dit-il à Octave,
c’est tout ce que le gouverneur met à la disposition de son nouvel adjoint…
Un officier du tsar les attendait à l’intérieur, ses cheveux
sortaient en vagues sous la casquette plate et battaient ses épaules ; il
se pencha pour un ordre, la voiture partit.
— Où allons-nous ? demanda Octave.
— Voir le général Sacken. Pendant qu’on vous déguisait
en valet, Sémallé a rédigé un laissez-passer à votre nom, enfin, à celui du
domestique dont vous devenez le cousin. Sacken n’a qu’à signer, et puis nous
regarderons avec lui les modalités de votre départ.
Ils remontèrent la rue Saint-Honoré où se promenaient en
visiteurs des Allemands, des Asiatiques, des cosaques avec leurs peaux de
mouton et leurs barbes rousses, un petit fouet attaché au cou, des Tartares au
teint de brique, des uhlans bleus de Silésie, guindés dans de hauts collets,
qui retenaient leurs chevaux et laissaient derrière eux des chapelets de
crottin. Ils arrivèrent au Palais-Royal. Le soir tombait. Les lampions et les
fenêtres s’allumaient autour des jardins. Il y avait une fête au café de Savoy,
repaire attitré des royalistes où la police impériale ne s’était jamais montrée
officiellement. Sous les arcades en bois de la galerie, les filles déambulaient
à nouveau et d’un geste de l’épaule, d’un œil profond, aguichaient les
militaires. Des échoppes, sous des tentes à rayures, proposaient du vin au
tonneau. La fumée des rôtisseurs piquait les yeux, Octave et le marquis
avançaient dans ce brouillard gras qui s’accrochait aux habits, le long des
boutiques où des mignonnes, costumées en vendeuses de colifichets, tentaient de
vous attirer, tout au fond, derrière des paravents. Après une vitrine qui
signalait en lettres dorées « Aux artistes décrotteurs », ils
pénétrèrent au rez-de-chaussée d’un restaurant bondé d’officiers braillards aux
redingotes vertes ; ils avaient empilé leurs casques d’acier sur le
plancher et ils chantaient. Le portier salua La Grange en montrant l’escalier.
À l’étage, ils retrouvèrent le général Sacken, perruque
poudrée et bandeau de cuir sur un œil, le col défait, attablé avec sa suite
dans un salon à l’orientale. Multipliés par les glaces qui tapissaient les
quatre murs, enfumés par des braseros qui dégageaient un nuage d’encens, les
soldats plongeaient leurs fourchettes dans les plats, ils déchiraient comme des
goinfres des filets de perdrix en sauce, se farcissaient le gosier de
concombres à la moelle ou de betteraves blanches sautées au jambon, tout cela
très arrosé de vins épais qui brûlaient l’estomac, avec des rires et des
phrases beuglées. Quelques-uns, déjà ivres,
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