L'absent
titubaient jusqu’aux fenêtres
grandes ouvertes, ils s’esclaffaient entre deux rots, lançaient des pièces d’or
aux citadins rassemblés sous les arbres ; des lanternes de couleur,
pendues aux branches, éclairaient ces mendiants en rouge comme des diables, et
ils grouillaient, jouaient des coudes, se battaient, tendaient leurs coiffes
pour recueillir la monnaie qui tombait en pluie.
Le général baron Sacken avait le menton brillant de sauce et
l’œil embué. Du pilon qu’il tenait à la main pour le ronger, il congédia les
deux colonels qui l’entouraient pour céder leurs sièges aux arrivants :
— Asseyez-vous, monsieur, et vous aussi, monsieur mon
adjoint, dit-il à Octave et au marquis. Vous avez faim ?
— Nous avons seulement besoin de votre appui, répondit
La Grange en s’installant.
— À boire pour mes invités !
Un serveur enturbanné comme un bédouin de comédie remplit
aussitôt les verres.
— Que puis-je pour vous ?
— Une signature au bas de ce laissez-passer. Nous
envoyons notre compagnon, ici présent, rejoindre nos partisans de province.
— Semanow !
L’ordonnance du général, derrière lui, se dressa en claquant
les talons. Il avait des longs cheveux bruns et bombait le torse, on ne voyait
que la guirlande de sa fourragère jaune sur son spencer bleu. Le général lui
demanda un nécessaire à écrire et l’autre disparut tandis que son maître lisait
le texte rédigé par Sémallé. Semanow revint avec une plume, un encrier et de la
poudre à sécher ; le général signa :
— Voilà, monsieur Chauvin, dit-il en tendant le
document à Octave.
— Mon général ?
— Vous ne vous appelez pas Chauvin ?
— Si si, dit La Grange. Et maintenant, pour quitter
Paris…
— Semanow !
Après un bref échange en russe, le général avertit ses
hôtes :
— Semanow va revenir et vous emmènera en dehors des
barrières.
Le marquis se leva en remerciant, appuya une main sur
l’épaule d’Octave qui posait son verre :
— Bonne chance, je m’étais déjà habitué à vous.
— Moi aussi, dit Octave.
— Vous ne restez pas, monsieur le marquis ?
— Non, général, je pars mériter mon poste de gouverneur
adjoint. Il y a mille choses à faire, cette nuit.
Octave se retrouva au milieu des fêtards. Pour distraire son
attente, il accepta des fritures de goujons. Soudain le plafond s’ouvrit en
coulissant et un char doré descendit majestueux entre les lustres. Une
quinzaine de nymphes y prenaient des poses ; elles laissaient glisser le
voile transparent qui couvrait le rond de leurs épaules, montraient un bout de
sein rose ou brun. À ce spectacle, les ivrognes tapaient des semelles et des
mains, on aurait dit que le plancher ébranlé allait s’effondrer. Les filles,
avec des sourires appris, sortaient du char atterri entre les tables, elles se
déhanchaient, pointaient leurs langues entre des lèvres peintes, s’asseyaient
en minaudant sur les genoux des plus proches et des plus décorés. L’une d’elles
passa ses bras autour du cou d’Octave ; dans le brouhaha, elle lui confia
des mots inattendus avec son accent du faubourg :
— Qu’est-ce tu fiches avec ces rats ?
— Je travaille, Rosine, dit Octave.
— Comme moi ?
— Les régimes changent, toi et moi nous restons.
— Ben alors !
L’heure n’était plus aux conversations, dans le salon
oriental, et Rosine enlaçait Octave pour ne pas attirer l’attention du général,
lui-même accaparé par une naïade rondelette. Octave demanda :
— Tu peux m’aider ?
— Si tu m’protèges comme avant des argousins, ouais. Tu
veux encore des détails sur mes clients réguliers ?
— Je veux que tu prennes ma seconde clef.
— Et qu’j’la mette où ? J’ai qu’des brac’lets
comme costume, tu l’vois bien.
— Je la cache sous ce coussin, tu la récupères dès que
ce tas de sauvages a roulé sous les nappes, tu vas chez moi, avant l’aube, par
le magasin d’antiquités, par la porte de l’armoire que tu connais, tu ouvres la
malle, à l’intérieur tu prends un sac marron. C’est pour toi.
— Qu’est-ce qu’y a d’dans ?
— De l’or.
— Pour moi, tu dis ?
— J’ai pas envie qu’on me le vole, je préfère te le
donner. Je dois partir cette nuit sans retourner rue Saint-Sauveur, tu
comprends ?
— Je comprends pas, mais pourquoi moi ?
— Parce que je t’ai rencontrée, Rosine, et que je te
dois bien
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