L'absent
à
quatre-vingt-cinq.
— Voilà qui nous ouvre des perspectives…
L’Empereur avait souri et il mordillait en rêvant le manche
de son lorgnon. Il battit des mains quand Octave lui présenta un fascicule
qu’il venait de dénicher au fond d’un rayon, Notice sur l’île d’Elbe, par
un auteur anonyme, et, surtout, le récent Voyage à l’île d’Elbe d’Arsène
Thébaut, plus complet. « À la bonne heure ! dit-il. Apprenons notre
royaume ! » Il lut jusqu’au soir, méditait parfois à voix
haute : « Ces gaillards ont des mœurs plutôt rudes, des marins, des
pêcheurs… » ou : « Si les lièvres mangent toutes ces herbes
aromatiques dans le maquis, en gibelotte ils doivent avoir un sacré goût, ne
croyez-vous pas, messieurs ? Allons ! Tout ne paraît pas si affreux,
sur cet îlot… Il y a même des mines d’or inexploitées. » Ce qu’il
apprenait de Paris ne retenait plus son attention, peu lui importait que les
royalistes aient replacé la statue d’Henri IV sur le Pont-Neuf, il
vadrouillait par l’imaginaire entre des buissons de genévriers et ces figuiers
qui poussent tordus au milieu des rochers. Il était déjà parti. Ses regrets
prenaient désormais une teinte plus historique et lointaine, il évoquait les
Étrusques qui exploitaient l’île d’Elbe, débusqua dans L’Énéide trois
cents guerriers venus de là pour débarquer en Ausonie avec Énée :
« Elbe fournit à la fois son fer et ses soldats », chantait Virgile.
« Tout de même, disait-il d’une voix paisible, plissant le front, quand
Dioclétien abdique pour se retirer dans sa villa de Savone, il retrouve la
Dalmatie qui l’a vu naître, et puis il a soixante ans, le pouvoir l’a épuisé.
Tout de même ! répétait-il, j’ai quinze ans de moins et ce n’est pas le pouvoir
qui me fatigue, ce sont les hommes qui me manquent. »
Une fois encore Octave changea de mise sans changer de rôle.
Puisqu’il n’avait aucune attache, Bassano l’avait facilement convaincu de poursuivre
son travail de surveillance dans la proximité de l’Empereur, qu’il suivrait à
l’île d’Elbe. Dans le semblant de Cour qui se constituerait, il garantirait
Napoléon contre ses ennemis, payés ou illuminés mais toujours vivaces. Chez le
cordonnier Boiron, où il était allé plusieurs soirs pour s’informer, Octave
avait d’ailleurs appris que Maubreuil réunissait à prix d’or une équipe de
malfrats et pensait attaquer dans la forêt, quand le cortège sortirait du
château et prendrait la route de l’exil ; des chasseurs de la Garde
escorteraient donc Sa Majesté, au moins jusqu’à Briare, la première étape
prévue. Boiron avait également remis à Octave un colis de ses propres affaires,
laissées rue Saint-Sauveur, que les royalistes lui avaient fait parvenir. Avec
sa canne favorite, oubliée chez Sémallé, il reconnut son habit bleu et son
chapeau évasé. Octave voulut payer au cordonnier les bottes neuves, qu’on
aurait dites à sa mesure ; l’agent du Comité se récria qu’il aurait besoin
de bonnes semelles sur les sentiers caillouteux de l’île d’Elbe, où des
partisans le contacteraient au nom du roi. C’est donc en costume civil qu’il
s’activait, la nuit du 19 au 20 avril, à contrôler le chargement des cent
fourgons qui allaient précéder l’équipage impérial, parce que ce n’était pas
une fuite à la sauvette mais un départ préparé avec noblesse et minutie ;
Sa Majesté ne manquerait de rien.
Le déménagement dura des heures dans la cour de
Fontainebleau où s’étaient rangées les voitures débâchées, à la lumière vive
des torchères, des lanternes de cochers. Domestiques et grenadiers venus en
renfort chargeaient les caisses numérotées selon leur contenu. L’argent
personnel de l’Empereur prenait peu de place à côté des munitions de guerre,
des statues emballées, des meubles, des bronzes, des tableaux grands et petits,
des livres destinés à rendre vivable la demeure inconnue de l’île d’Elbe.
— Prenez garde, bon sang ! dit Octave en levant sa
canne comme un sergent-major.
— Moi ? dit un palefrenier très ahuri, empêtré
d’un paquet bizarroïde qu’une toile grossière emmaillotait, et qu’il avait du
mal à tenir dans ses bras.
— C’est un Cupidon !
— J’ai rien fait, monsieur…
— Votre statue, là, vous avez failli casser l’arc
qu’elle tient au bout du bras ! Elle est fragile !
— Qu’y
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