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L'absent

L'absent

Titel: L'absent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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a-t-il ?
    À cette altercation, le comte Bertrand avait tourné la tête,
interrompant les conseils qu’il donnait aux officiers polonais qui serviraient
de guides et de protection au convoi. Le palefrenier posa son fardeau sur les
pavés, manqua une fois de plus de renverser le Cupidon et expliqua à
Bertrand :
    — C’est le pubidon, monsieur de grand-maréchal.
    — Le quoi ?
    — Le Cupidon du salon vert, dit Octave, dont l’arc
aurait pu se briser à cause d’une manipulation trop brusque !
    Le palefrenier n’y comprenait goutte, mais il reprit l’objet
ligoté dans son tissu et l’emporta comme un saint sacrement jusqu’au fourgon
désigné ; là, des valets coincèrent la statue entre un buste de Socrate
(dont la barbe dépassait d’un sac) et une Vénus aux yeux de marbre. Il n’y eut aucun
véritable incident, même les assiettes de vermeil restèrent intactes avant
d’affronter les cahots du chemin. On couvrit bientôt les voitures de leurs
bâches ; elles franchirent la grille du château avant minuit. Octave et
Bertrand considéraient avec nostalgie cette file interminable de voitures et de
cavaliers aux lances verticales qui s’effaçaient dans la nuit de Fontainebleau.
    — Ne ressentez-vous pas quelque chose de funèbre, dans
ces échos de roues et de sabots ?
    — J’allais vous en faire part, monsieur le comte, mais
regardez…
    Deux formes se profilaient devant le vase métallique d’une
torchère. La première, furtive, jeta son bagage à l’intérieur d’un cabriolet
attelé ; plus petite, plus ronde, l’autre suivait avec un portemanteau.
    — À la taille et à la carrure du premier, dit Bertrand,
je reconnais Monsieur Constant.
    — Lui aussi se dérobe…
    — Mais le second ?
    — Je crois bien que c’est Roustan, mais comment peut-on
en être sûr quand il ne porte pas son attirail de mamelouk.
    — Je le croyais revenu de Paris ?
    — Eh bien il repart, monsieur le comte, et cette fois
pour de bon.
    — Les rats ! Là-bas, nous ne serons pas nombreux à
servir Sa Majesté.
     
    Ils n’étaient pas nombreux le lendemain, en effet, dans la
cour dite du Cheval-Blanc. Treize voitures de voyage seulement s’alignaient à
neuf heures du matin dans l’attente d’un départ imminent. La plupart des
privilégiés ou des dévoués qui devaient accompagner l’Empereur s’étaient déjà
installés dans les berlines de queue, le pharmacien, les deux cuisiniers, le
maréchal-ferrant, une vingtaine au plus qu’on avait sélectionnés pour
reconstituer la maison du souverain en exil. Sous les ordres du général Petit,
le premier régiment des grenadiers à pied de la Garde formait une haie ;
les trompettes espéraient l’ordre de sonner Pour l’Empereur, les
tambours tenaient leurs baguettes au-dessus de leurs caisses en bandoulière,
les drapeaux pendouillaient comme des chiffons à franges dorées au bout de
hampes dont les aigles penchaient le bec. Aucun bruit, pas de vent. Ces visages
graves, boucanés aux fumées des bivouacs et des salves, n’exprimaient que le
vide ; c’était la fin d’une aventure. Octave rêvassait, bottes à l’étrier
sur un cheval de poste. Il songeait à son passé de plumitif et de mouchard
salarié, activités complémentaires puisqu’il s’agissait dans les deux cas de
rendre compte de ce qu’on savait ou voulait comprendre. Il se disait que la
chute d’un grand homme était un bienfait pour les témoins directs, qu’il avait
grâce à ses talents d’écriture une matière, sûrement, qui le sortirait du lot,
lorsqu’une voix le tira de ses pensées ambiguës :
    — Monsieur Sénécal, pouvez-vous avertir Sa Majesté que
tout est prêt ?
    — À l’instant…
    Le comte Bertrand partageait la dormeuse à six chevaux qui
allait emporter l’Empereur ; il avait ouvert la portière et appelé Octave.
Celui-ci mit pied à terre. La canne et le chapeau à la main comme un maître des
cérémonies, il longea la ligne des grenadiers au repos, gravit les marches du
perron et emprunta d’un pas machinal le chemin qui le menait aux appartements
de l’entresol, par le long vestibule où des aides de camp et des serviteurs
compassés piaffaient sans le montrer à l’idée de rejoindre leurs familles,
Paris et de nouveaux maîtres.
    L’Empereur gesticulait au milieu d’une antichambre, il frappait
du talon, balançait pour la énième fois par terre son bicorne de castor que
Bassano ramassait :
    — Je ne pars

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